Préface
Marcel Conche,
Professeur à l'Université de Paris I - Sorbonne
La décadence de la Cité grecque comme Etat
indépendant étant, de son temps, consommée,
Epicure ne philosophe plus, comme Platon
ou Aristote, pour le citoyen ayant part
au pouvoir politique, mais pour l'individu
réduit à lui-même, et qui, au-delà
même du désespoir politique,
se résigne à ne plus se soucier que d'être
heureux.
Mais être heureux est tout un art, et ce qu'Epicure
entend apporter à l'homme, c'est la méthode
du bonheur. La Lettre à Ménécée
est, de ce point de vue, un traité de la méthode.
À quoi tient l'absence de bonheur ? Qu'est-ce qui
rompt l'équilibre de l'âme et empêche
la sérénité ? Rien d'autre que la
crainte, l'insatisfaction et la douleur: crainte
des dieux, de ce qui vient après
la mort, désirs que rien ne comble,
douleurs physiques. Or il est possible
de supprimer la crainte des dieux par la connaissance
de ce que sont les dieux, de supprimer la crainte de la
mort par la connaissance de l'âme et de ce qu'elle
devient après la mort, enfin de faire rentrer les
désirs dans leurs limites naturelles (où ils
sont aisés à satisfaire) par la connaissance
de notre nature et de l'organisme humain. Reste, il est
vrai, la douleur: nous allons y revenir.
On le voit : le bonheur a sa condition dans la connaissance
– connaissance des dieux, connaissance de l'homme.
Or l'homme est au monde. La connaissance de l'homme suppose
la connaissance du monde, entendant par ce mot (cosmos)
l'ensemble de ce qui est visible à l'œil nu
(y compris, donc, les étoiles) La méthode
du savoir est simple: construire un modèle d'univers
de la réalité dans son ensemble, (to
pan), dans lequel on puisse mettre un détail
permettant de rendre compte du détail de ce que l'on
voit.
Seul le système atomistique convient.
D'abord l'atome, contrairement aux Idées
de Platon, étant corporel, est homogène à
ce qu'il s'agit d'expliquer, qui est sensible et corporel.
De plus, contrairement à un « principe
divin », il est susceptible d'être
pluralisé: on peut imaginer des atomes de formes
et de grandeurs différentes séparés
par du vide. Cela étant, comment concevoir l'univers
et ses constituants, atomes et vide ? On procédera
par une méthode empirico-rationnelle: on fera une
hypothèse, par exemple que l'atome est solide et
éternel, puis on montrera qu'en niant l'hypothèse,
on aboutit à des conséquences démenties
par l'expérience – par l'évidence (enargeia)
sensible qui est « la base et le fondement
de tout ». L'hypothèse sera ainsi
établie par infirmation de l'hypothèse contradictoire.
Il est vrai que, s'agissant des phénomènes
intra-mondains, cette méthode de l'explication
unique ne s'applique pas toujours: le mouvement apparent
des corps célestes, la lumière de la lune,
les phases de la lune, les éclipses, les phénomènes
météorologiques, les tremblements de terre,
etc., peuvent s'expliquer de plusieurs façons
sans qu'il y ait lieu de choisir entre elles, dès
lors qu'elles sont également non mythiques. Du reste,
comme tout ce qui est possible est réalisé
dans l'immense univers, toutes les causes possibles ont
leur emploi quelque part.
De la connaissance du monde résulte la connaissance
des dieux et de l'homme. Le monde, qui s'est formé
par le jeu du hasard et de la nécessité à
partir d'un amas acosmique, est périssable. Les dieux,
étant immortels, sont donc extra-mondains. Ne pouvant,
puisqu'ils ne sont que des agrégats d'atomes, intervenir
dans les affaires du monde, ils ne sont pas à craindre.
L'âme est corporelle; elle est composée d'atomes
qui se dispersent à la mort, de sorte que la sensibilité
n'est plus possible. La mort signifie l'absence de sensibilité:
il n'y a donc rien à craindre en elle. La théorie
de l'organisme, enfin, nous montre que les désirs
naturels (faim, désir sexuel, etc. ), correspondent
au manque ou à l'excès d'un nombre fini d'atomes
et sont donc aisés à satisfaire. La nature
ne réclame pas les apprêts de la cuisine: un
peu de pain, un peu d'eau, un bout de fromage, et la faim
est apaisée. Ainsi la connaissance
nous délivre des craintes
vaines et des faux désirs et nous apporte le salut.
Reste la douleur physique. Mais le sage peut la «
contre-battre » par la joie, celle
surtout que donne le souvenir des moments
heureux; quant à celui qui ne le peut, il lui est
permis de quitter volontairement la vie et de choisir ainsi
la non-souffrance.
Mais la sagesse est-elle possible ? Qu'elle
le soit, cela est prouvé par l'existence même
d'Epicure, en qui les Epicuriens ne doutèrent jamais
d'avoir eu affaire à un sage en chair et en os.
En présentant un tour d'horizon très complet
des thèmes de réflexion du maître du
Jardin, l'ouvrage de Jean Salem constitue
une excellente mise au point sur l'ensemble de ces questions.
Marcel CONCHE
Professeur à l'Université de Paris-I (Panthéon-Sorbonne)
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