Louis-Léon
Grateloup
Épictète ou le pouvoir
du maître
Si vous passez un jour par Prévéza...
Si vous passez un jour par Prévéza, ayez une
pensée pour Épictète, car c’est
là que vécut et enseigna, pendant plus de
trente ans, au premier siècle de notre ère,
l’un de ces authentiques professeurs de philosophie
à qui nous sommes heureusement redevables de la confusion
populaire de la philosophie avec un certain art de vivre.
Né esclave
Né à Hiérapolis en Phrygie, Épictète
était un esclave, de langue grecque et de nom grec
(épiktétos signifie
en grec « acquis récemment »). À
Rome, il eut pour maître Épaphrodite, affranchi
et secrétaire de Néron, qui suivit l’empereur
dans sa fuite et l’aida à se suicider, ce qui
lui valut d’être mis à mort par l’empereur
Domitien. On rapporte qu’Épaphrodite frappait
souvent Epictète et qu’un jour, lui ayant cassé
la jambe, il s’attira cette tranquille remarque de
son esclave « Je te l’avais bien dit. »
Affranchi à son tour, Épictète put
suivre les leçons du philosophe stoïcien Musonius
Rufus, qui décidèrent de sa vocation. Il vécut
à Rome jusqu’à l’expulsion des
philosophes par l’empereur Domitien en l’an
94 et alla s’établir en Epire, à Nicopolis,
c’est-à-dire la Ville de la Victoire, fondée
30 ans avant J.-C. par l’empereur Auguste pour commémorer
la victoire d’Actium. Il ouvrit à Nicopolis
(actuellement Prévéza) une école dans
laquelle il dispensa jusqu’à sa mort (vers
130) un enseignement qui eut la plus large audience. En
124 ou 125, lors de son passage à Nicopolis, l’empereur
Hadrien ne manqua pas de rendre visite au philosophe.
Épictète vivait très simplement, dans
une maison dont le mobilier se composait essentiellement
d’une table et d’un lit, s’occupant de
faire sa cuisine et son ménage — et d’enseigner
la philosophie. Certains historiens ajoutent que, sur le
tard, il prit avec lui une femme pour élever un enfant
abandonné qu’il avait recueilli. On dit aussi
qu’il possédait une lampe de fer, qu’un
voleur lui déroba : il se procura alors une lampe
de terre, très modeste, en disant « Mon voleur
sera bien attrapé, s’il revient! » Mais,
à la mort d’Épictète, cette lampe
fut payée trois mille drachmes par un amateur, qui
croyait en recevoir la même lumière qui avait
éclairé le philosophe!
Les Entretiens et le Manuel
Maître de riches jeunes gens qui se destinaient aux
plus hautes charges, Epictète eut parmi ses élèves
Arrien (Flavianus Arrianus), qui entra dans l’armée,
fit carrière dans l’administration romaine,
devint légat de Cappadoce et fut l’historien
d’Alexandre le Grand on a de lui, notamment, un Périple
du Pont Euxin, une Expédition
d’Alexandre et un Écrit
sur l’Inde. Epictète, comparable
en cela à Socrate pour qui il avait la plus grande
admiration, n’a rien écrit. Mais Arrien avait
tachygraphié, selon une
technique déjà en usage (on dirait aujourd’hui
sténographié) les propos de son maître,
en respectant fidèlement son franc-parler. Il en
avait composé huit Diatribai (Diatribes
ou Entretiens) il nous en reste
quatre — et une sorte de petit catéchisme l’Encheiridion
(ou Manuel). Arrien
n’avait pas l’intention de publier ses notes,
mais, les ayant prêtées à des amis,
ceux-ci en firent bientôt circuler des copies. Arrien
se résolut alors à écrire une sorte
de préface pour une édition officielle, sous
la forme d’une lettre « À Lucius Gellus
», qui est désormais placée en tête
des Entretiens.
L’authenticité des Entretiens
est en quelque sorte attestée par la différence
de style entre d’une part, les notes prises par le
disciple et dans lesquelles on trouve des formes dialectales,
des expressions populaires, des phrases inachevées,
bref, toutes les marques d’un propos saisi sur le
vif et, d’autre part, les oeuvres personnelles d’Arrien,
écrites dans le meilleur style attique.
L’unique manuscrit que nous possédons des textes
d’Arrien date de la fin du XIe ou du début
du XIIe siècle : il se trouve actuellement à
Oxford, à la Bodleian Library. C’est de ce
document inestimable que procèdent les innombrables
traductions qui ont fait connaître dans toutes les
langues l’enseignement d’Épictète.
Ainsi, avec Sénèque (mort en 65) et Marc-Aurèle
(121-180), Épictète est l’un des trois
grands stoïciens de l’époque impériale
dont nous possédons l’essentiel de l’oeuvre,
tandis que nous ne connaissons le « stoïcisme
» des pères fondateurs de la doctrine qu’à
travers des fragments ou des résumés.
Épictète et la philosophie du Portique
Qu’est-ce donc qu’un « stoïcien »
et que signifie ce mot? C’est vers l’an 300
avant J.-C. que Zénon de Cittium (ou Kition), venu
de son île natale, l’actuelle Chypre, s’établit
à Athènes après avoir fait naufrage
au large du Pirée et fonda une école philosophique,
dont il établit le siège sous le Portique
(en grec Stoa), connu aussi sous
le nom de Pécile. Ce Portique était en effet
une célèbre Galerie ornée de
peintures (Poïkilè
Stoa). La plupart de ces peintures étaient
l’oeuvre du peintre Polygnote de Thasos (environ 400
avant J.-C.) et représentaient les Amazones, la destruction
de Troie et la victoire de Marathon. Zénon enseigna
donc en ce lieu, sous le regard des héros légendaires
du Portique, et ses disciples, d’abord
appelés zénoniens, prirent
ensuite le nom de stoïciens.
S’il y a, malgré les divergences qui expliquent
la diversité des jugements portés sur la philosophie
du Portique, une intuition majeure sur laquelle s’accordent
tous les stoïciens, de Zénon à Chrysippe
et à Épictète, c’est bien l’idée
selon laquelle l’homme n’est pas en face de
la nature, ni au-dessus de la nature, ni au-dessous de la
nature, mais au sein de la nature, et qu’il
s’agit donc pour lui de « vivre conformément
à la nature » (homologouménôs
tè phusei dzèn).
Mais cette intuition centrale de la doctrine stoïcienne
trouve une expression originale et particulièrement
forte dans la philosophie d’Épictète.
Comment lire Épictète ?
Pour connaître cette philosophie, pour retrouver l’essentiel
de l’enseignement d’Épictète,
comme si nous avions nous-mêmes suivi ses leçons,
ne suffit-il pas de relire les notes prises par Arrien?
N’est-ce pas ainsi qu’ont procédé
Montaigne, Descartes, Pascal, Vigny et tant d’autres
qui ont tour à tour médité les textes
des Stoïciens, pour y surprendre le secret de la sagesse?
Deux remarques préalables s’imposent toutefois
tout d’abord, nous disposons de deux textes, dont
les styles différents justifient bien les deux titres
distincts le Manuel, dans la rigoureuse
succession de ses 53 courts chapitres, dresse pour ainsi
dire devant nous la statue de marbre ou d’airain du
sage idéal; les Entretiens,
dans l’ample développement de leurs quatre
Livres au style si direct et si varié, nous mettent
en présence d’un homme. Ici, nous avons un
cahier de notes, là un cahier de cours. Mais partout
est requis le même projet
fondamental, sans lequel il n’est pas de
philosophie possible. Ce projet (que Sénèque
appelait « propositum » et
qu’Épictète appelle «
épibolê ») est à la fois,
et d’un même mouvement, philosophique et pédagogique;
et il concerne à la fois le maître et l’élève
pour l’élève, il s’agit d’entrer
à l’école du philosophe avec la volonté
de « vivre content sous le gouvernement divin »
et de « devenir libre » (Entretiens,
I, XII); pour le maître, il faut qu’il ait le
« dessein d’affranchir » ses élèves
« de tout obstacle, de toute contrainte, de toute
entrave », de faire d’eux des « hommes
libres, heureux, prospères, élevant vers Dieu
leur regard dans tous les événements de la
vie, grands ou petits » (Entretiens,
II, XIX).
La seconde remarque est immédiatement suggérée
par ces brèves citations : il faut prendre garde
aux mots, comme nous en avertit Épictète lui-même,
car, dit-il, « autre chose est l’usage, autre
chose l’intelligence des mots » (Entretiens,
II, XIV). Or, s’il est vrai qu’on
chercherait en vain la moindre trace d’hermétisme
dans les Entretiens (les Stoïciens,
depuis Zénon, ont réagi contre toutes les
formes d’ésotérisme pour parler un langage
naïf et franc), les mots ont singulièrement
changé de sens en près de deux mille ans.
Ils ont subi des érosions et des inflations et, tout
en gardant leur figure, ils ont parfois changé de
site. Dans ces conditions, la meilleure des traductions
risque de nous fourvoyer pour peu que nous nous laissions
entraîner par nos préjugés à
prendre à contresens des mots tels que vertu, raison,
intelligence, âme, nature, Dieu. Pour rester au plus
près de la parole d’Épictète,
et tâcher de recueillir son enseignement, efforçons-nous
de lire les Entretiens et le Manuel
comme le prescrit le maître, c’est-à-dire
avec la ferme intention de devenir véritablement
heureux et libres, — et non avec la vaine prétention
« d’ébahir les convives dans un banquet
»(Entretiens,
II, XIX) par le fatras de nos lectures.
«Et d’abord, qui veux-tu être ?»
Il n’y a pas de philosophie possible sans cette disposition
d’esprit, étrangère à tout désir
de parader, qui réunit le maître et l’élève,
dans le seul~souci du bien véritable, autour de la
question "Quel genre d’homme veux-tu
être?" (Entretiens,
III, XXIII). Nous sommes ici au coeur de la question de
la philosophie. Le fait même que la question soit
possible indique la possibilité d’un choix
primordial, d’un jugement ou d’un ensemble
de jugements par lesquels nous saisissons la réalité.
Ici, Épictète utilise un mot significatif
prohairésis, sur lequel les commentateurs se sont
répandus jusqu’à nos jours en analyses
subtiles (cf. Bibliographie C, en particulier numéros
10, 11, 12, 17, 18, 19, 20). Il faut simplement noter, pour
l’instant, que chez les auteurs classiques (Isocrate,
Eschine) la prohairésis
signifie le choix d’une profession.
C’est donc le même acte par lequel l’individu
choisit consciemment tel ou tel genre
de vie, aussi bien que tel ou tel métier:
« Dis-toi d’abord qui tu veux
être, puis fais en conséquence ce
que tu dois faire... ». Ces paroles souveraines sonnent
sans doute étrangement dans une époque qui
a désappris presque totalement le pouvoir souverain
de la liberté de vouloir.
Tout l’enseignement d’Épictète
approfondit sans défaillance, au contraire, cette
idée fondamentale de la souveraineté de la
prohairésis, sans laquelle
il ne saurait y avoir « amour de la sagesse ».
Il faut à la fois vouloir savoir et savoir vouloir
celui qui ne remplit pas cette double condition n’est
pas et ne peut pas être philosophe. La philosophie
d’Épictète est inséparablement
théorique et pratique, dès son premier principe
en effet, le premier de tous les choix, le choix décisif,
celui par lequel s’ouvrent les Entretiens
aussi bien que le Manuel,
c’est celui qui fait la distinction
entre les choses qui dépendent de nous (ta
éph’hèmin) et celles qui ne
dépendent pas de nous (ta ouk’ éph’hèmin).
« Les choses qui dépendent de nous »
C’est à la faveur de cette distinction capitale
que le vouloir va s’exercer dans le domaine qui lui
est propre, parce qu’il est « son oeuvre
» (Manuel, I) à
savoir, le jugement, la tendance, le désir et l’aversion.
Ici, nouveau sujet d’étonnement pour les philosophes
modernes et postmodernes quoi! le désir serait l’oeuvre
de mon choix, au même titre que le jugement, déjà
discrédité d’ailleurs par la critique
sensualiste de l’intellectualisme? Laissons, pour
l’instant, tous ces mots en -isme et relisons Épictète,
tout en remarquant qu’il y a peut-être, fondamentalement,
deux sortes de « choix » concernant l’homme
et deux manières d’apprécier sa condition
dans le monde soit en mettant l’accent sur son impuissance,
soit en portant toute notre attention sur son pouvoir.
C’est précisément du côté
du pouvoir dont chacun dispose au sein
de la nature que se porte l’enseignement d’Épictète,
qui met sans cesse en évidence la primauté
du jugement (ou assentiment). Ainsi « Qui t’a
fait désirer d’être
élu patron des habitants de Cnossos? Ton jugement.
Qu’est-ce qui te pousse à partir à présent
pour Rome? Ton jugement. Et cela en plein hiver, à
tes risques et à grands frais? C’est qu’il
le faut. Et qui te le dit ? Ton jugement. » (Entretiens,
III, IX).
Tous les grands politiques savent qu’il ne dépend
pas d’eux de changer la réalité, mais
bien le discours sur la réalité; et celui
qui se flatte ou qui feint d’être le maître,
et de détenir le pouvoir de gouverner, est en réalité
gouverné par sa passion du pouvoir. Il ne s’agit
pas, pour lui, de « changer le monde », mais
de maintenir l’illusion que « les choses qui
dépendent de nous » ne sont pas en notre pouvoir,
en prévenant le libre exercice du jugement de chacun.
Les artifices du pouvoir politique, son langage spécial,
son évocation de « réalités incontournables
» et de tout l’arsenal de la « nécessité
», n’ont-ils pas pour objet de dissiper le vouloir
vers « ce qui ne dépend pas de nous »
en le détournant de s’appliquer à «
ce qui est en notre pouvoir », c’est-à-dire
d’empêcher le bon usage des représentations?
Or, c’est précisément la possibilité
d’un usage droit (chrèsis
orthè) de nos représentations
(phantasiôn) qui nous appartient
en propre et qui constitue, en chacun de nous, ce qu’il
y a de meilleur et de plus haut. C’est cette conviction
qui anime l’existence de celui qui veut vivre vraiment
libre et heureux; mieux encore, et plus radicalement, c’est
elle qui le fait réellement libre
et heureux. Sans cette conviction fondamentale que nous
sommes les maîtres de ce qui est en notre pouvoir,
nous restons voués aux diverses formes possibles
de l’esclavage (Manuel, VI;
Entretiens, 1, 1; I, VIII, cf.
Grateloup, Nouvelle
Anthologie philosophique, p. 406, numéro
1).
Praechter, cité par Copleston, parle du directeur
d’un sanatorium suisse qui avait l’habitude
de prêter à ses patients neurasthéniques
et psychasthéniques un exemplaire du Manuel
d’Épictète dans une traduction allemande
et trouvait qu’il constituait une aide efficace pour
la cure. Épictète aurait certainement apprécié
cet usage roboratif de son oeuvre, lui qui se plaisait à
comparer l’école du philosophe à une
maison de santé (Entretiens,
III, XXIII, 30).
« Une conduite conforme à la nature »
Il y a, en effet, les gens sains et les gens malades, c’est-à-dire
les sages et les insensés. Et le monde est une «
foire aux bestiaux » où les insensés
se pressent « avec le seul souci du fourrage »
(Entretiens, II, XIV, 21-24).
Il leur manque la vertu, c’est-à-dire,
la force, parce qu’ils ignorent que
le dieu qui les a appelés à l’existence
les a dotés de la liberté du jugement et du
pouvoir de la volonté. Cela, ils l’ignorent,
ou plutôt ils veulent l’ignorer.
C’est pourquoi ils ont besoin de reprendre des forces,
en remontant aux principes, ce qui s’appelle
philosopher.
Or, tous les hommes sont capables de vertu, et c’est
en cela qu’ils se distinguent des bêtes, car,
en introduisant l’homme dans le monde, parmi les animaux,
la nature y a introduit la conscience réfléchie
des représentations et le pouvoir de les discerner
: « Aussi est-ce une honte pour un homme de commencer
et de finir comme les bêtes; ou plutôt, il
commence comme les bêtes, mais il
va jusqu’au point où s’achève
en nous la nature; et la nature a en nous son terme
dans la contemplation, la réflexion et la
conduite conforme à la nature » (Entretiens,
I, VI, 20).
Un langage exact, une logique rigoureuse et une volonté
inébranlable, tels sont les caractères de
cette « conduite conforme à la nature »,
qu’illustrent d’une manière exemplaire
les réponses adressées par le sénateur
romain Helvidius Priscus à l’empereur Vespasien
qui lui ordonnait de ne pas assister à une séance
du Sénat « Il dépend de toi, dit-il,
de ne pas me compter parmi les sénateurs, mais, tant
que je le suis, je dois siéger. »
— « Eh bien! siège, mais ne parle pas.
»
— « Ne m’interroge pas et je me tairai.
»
— « Mais je dois t’interroger. »
— « Et moi, je dois répondre ce qui me
paraît juste. »
— « Si tu réponds, je te ferai mettre
à mort. »
— « Quand donc t’ai-je dit que j’étais
immortel? »
Épictète commente « Sans doute, un autre
qu’Helvidius Priscus, si César en de pareilles
circonstances lui eût demandé de s’abstenir
de paraître au Sénat, aurait répondu
« Je te remercie de m’épargner. »
Mais un tel homme, César ne l’empêcherait
même pas de siéger, car il saurait bien ou
qu’il demeurerait aussi inerte qu’une cruche,
ou que, s’il parlait, il le ferait exactement suivant
ce qu’il saurait être le désir de César
et renchérirait encore. »(Entretiens,
I, II).
L’exercice du pouvoir
Cependant, si cette force que la plupart ignorent est donnée
universellement à tous les hommes sans pour leur
permettre de s’élever jusqu’au plein
épanouissement de leur nature d’homme, en revanche
l’instruction et l’éducation sont nécessaires,
pour apprendre à distinguer parfaitement «
les choses qui sont en notre pouvoir » et «
celles qui ne dépendent pas de nous » et à
appliquer aux circonstances particulières, conformément
à « la nature », les « prénotions
» ou notions communes à tous les hommes, qui
admettent tous, naturellement, la distinction du bien et
du mal, du juste et de l’injuste, mais qui l’appliquent
différemment (Entretiens,
I, XXII, 1-9).
S’instruire, philosophiquement, c’est «
apprendre à appliquer les notions naturelles aux
réalités particulières en se conformant
à la nature », c’est-à-dire, essentiellement,
apprendre à reconnaître que le domaine du bien
et du mal, du juste et de l’injuste, ou, en d’autres
termes, la sphère des « valeurs » —
coïncide avec le domaine des « choses qui dépendent
de nous », — domaine en dehors duquel tout doit
nous être naturellement indifférent et nous
rester constamment indifférent. La constance et la
fermeté nécessaires pour nous maintenir dans
l’indifférence à l’égard
de ce qui ne dépend pas de nous, ne peuvent s’acquérir
que par des exercices appropriés et habituels. Il
faut s’exercer à vaincre les désirs,
pour pouvoir affronter les représentations. Il faut
s’exercer au combat pour parvenir à la maîtrise,
mais en graduant les épreuves, car par exemple, «
le combat entre une jolie fille et un jeune philosophe débutant,
dit Épictète, est un combat inégal
: « Cruche et pierre, comme on dit, ne vont pas ensemble
» (Entretiens, III, XII,
12).
La philosophie exige du temps
Au contraire, maître et disciple, professeur et élève,
entretiennent en philosophie un rapport de stimulation réciproque.
De même que des enfants aimables et vifs nous incitent
naturellement « à jouer avec eux, à
marcher à quatre pattes et à balbutier comme
eux », de même le maître doit être
stimulé par le disciple « comme le sont les
cavaliers par des chevaux de bonne race » (Entretiens,
II, XXIV, 28). Mais l’enseignement philosophique ne
prétend nullement être « compétitif
» il exige le concours de conditions de toutes sortes,
qui sont difficilement réunies, il exclut de son
propos la transformation « des choses extérieures
», et non seulement il se borne à agir «
du dedans », mais il demande en outre que le temps
ne lui soit pas mesuré. Car: « Rien de grand,
dit Épictète, ne se fait tout d’un coup;
puisque ni même le raisin, ni même la figue
ne naissent subitement. Si tu me dis à présent:
« Je veux une figue », je te répondrai
: « Il faut du temps; laisse d’abord le figuier
fleurir, puis naître le fruit, enfin laisse-le mûrir.
Ce n’est pas subitement et en une heure que le fruit
du figuier vient à maturité et tu voudrais
acquérir si vite et si facilement le fruit
de la raison humaine? » (Entretiens,
1, XV). Les « performances » de la philosophie
pourraient donc être jugées bien médiocres,
si l’on oubliait qu’elle est, en réalité,
la discipline par excellence de l’homme en tant que
tel, la « science de la vie » (épistèmè
tou biou) qui se propose de rendre l’homme
heureux, « indépendant et sans contrainte »
(Entretiens, IV, I. 62).
« Merci de m’avoir fait naître »
ou : l’existence est une perfection
Si les dieux sont imperturbables, l’idéal du
sage est d’atteindre lui aussi à ce calme,
à cette sérénité impassible,
à cette absence de trouble que désigne le
mot grec ataraxie. La philosophie
d’Épictète se propose de nous mener
jusqu’à ce terme ultime où nous vivrons
enfin, confiants, au sein chaleureux de la nature. Parvenus
à cette suprême identification avec l’ordre
du monde, plus rien ne saurait nous troubler. Nous vivrons
parmi les dieux, dont la nature est pleine. D’ailleurs,
comme disait Sénèque, la nature est-elle autre
chose que Dieu? (ou, comme le dira Spinoza, Dieu est-il
autre chose que la nature?) Dès lors, la sérénité
du sage ne sera même pas altérée par
la crainte de la mort ou par l’espérance d’une
vie dans l’au-delà. Au lieu d’adresser
de vains reproches à la nature qui le fait mourir,
il la remercie de l’avoir appelé à l’existence,
et ajoute : « Reprends tes dons maintenant et place-les
à l’endroit que tu désires, car ils
sont tous à toi, c’est toi qui me les avais
donnés » (Entretiens,
IV, X, 16).
Quant à l’immortalité de l’âme
et à la possibilité d’une résurrection,
au moins pour les hommes bons et pieux, on ne trouve pas
la moindre allusion à ces thèmes chez Épictète,
qui « n’a jamais permis à sa pensée
— écrit superbement Colardeau — de s’égarer,
même un instant, de ce côté. S’il
s’est interdit sévèrement un rêve
consolant que de grands esprits ont, en tout temps, trouvé
légitime et dont le christianisme a fait la vertu
d’espérance, ce n’est pas seulement parce
que sa doctrine lui défendait d’affirmer ce
qu’il ignorait et de désirer ce qui ne dépendait
pas de lui. Avec l’idée qu’il s’était
faite de la bonté de Dieu, il ne s’est pas
cru le droit de lui demander plus que ce qu’il avait
reçu, élevant ainsi le sentiment religieux
à une hauteur où il n’est pas accessible
à tous» (Colardeau : Étude
sur Épictète, p.
281, cf. Bibliographie C, numéro 11).
« Je suis du monde et fils de Dieu»
Au sein de la nature, souveraine ordonnatrice de toutes
choses, souveraine dispensatrice d’une justice exemplaire
et immanente, tout est bien pour celui
qui est parvenu à ne vouloir rien d’autre que
ce qui dépend de lui (Entretiens,
Il, XVII, 17). Le sage connaît alors sa relation à
Dieu, dont nous sommes tous « nés »,
au sens fort du verbe naître et qui
est notre père à tous, « hommes et dieux
» (Entretiens, I, III, 1).
En Dieu, nous ne sommes pas dans le cosmos glacé
de la rationalité mathématique, mais dans
la chaleur vivifiante du Logos, dont procède avec
la raison proprement humaine, notre propre pouvoir. Car
nous ne sommes pas seulement, à la mesure de notre
sagesse, les « convives » et les « collègues
» des dieux; et il ne convient pas de dire simplement
que Dieu est proche de nous par sa bonté.
Il faut savoir que nous sommes de race et de famille divine,
puisque nous sommes du monde : «
Celui qui prend conscience du gouvernement du monde, qui
sait que la plus grande, la plus importante, la plus vaste
de toutes les familles est « l’ensemble des
hommes et de Dieu », que Dieu a jeté ses semences
non seulement dans mon père et dans mon aïeul,
mais dans tout ce qui est engendré et croît
sur la terre et principalement dans les êtres raisonnables,
parce que, en relation avec Dieu par la raison, ils sont
seuls de nature à participer à une vie commune
avec lui, pourquoi un tel homme ne dirait-il pas je suis
du monde; je suis fils de Dieu? » (Entretiens,
I, IX, 1-6). Ainsi, chez Épictète, le sentiment
de notre présence en Dieu s’identifie au sentiment
de la présence de Dieu en nous et s’amplifie
dans l’absence de toute représentation d’un
Dieu personnel et créateur, pour nous assurer d’un
incomparable pouvoir. En effet, en nous donnant la «
prohairésis », — cette capacité
de choix, cette «intention », cette «
âme » qui nous distingue des animaux au sein
de la nature — Dieu a fait plus que nous appeler à
l’existence, il nous a généreusement
confiés à nous-mêmes, il nous a «
recommandés à nous-mêmes », dans
une indépendance totale. Comme un véritable
père, il a voulu que chacun soit son maître
dans sa propre maison. C’est pourquoi « il nous
a donné des forces qui nous permettent de supporter
tous les événements sans en être abaissés
ni brisés » et « il les a fait dépendre
entièrement de nous, sans même se réserver
pour lui le pouvoir de les empêcher ou d’y faire
obstacle » (Entretiens, IV,
XII, 12, I, VI, 40).
Un enseignement pour toujours
Tel est l’enseignement d’Épictète,
enseignement moral dont la tradition ne s’est jamais
perdue, mais qui a été l’objet de toutes
sortes d’interprétations, diverses et contradictoires.
Cependant, à toutes les « lectures »
qu’on a pu et qu’on peut encore proposer d’un
tel philosophe, il faut naturellement préférer
celle que chacun peut faire lui-même, pour lui-même,
du Manuel et des Entretiens,
dans la simple intention de devenir meilleur et plus sage.
S’il n’en allait pas ainsi, et si, en une époque
où tout est permis sauf de traiter philosophiquement
du problème moral, la lecture et la méditation
d’Épictète étaient devenues aujourd’hui
impossibles, alors peut-être conviendrait-il aux rares
philosophes passant un jour par Prévéza,
d’observer une minute de silence.
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