Les origines de la philosophie
Où commence la philosophie?
II y a deux façons d'entendre la question. On peut
se demander d'abord où situer les frontières
de la philosophie, les marges qui la séparent de ce
qui n'est pas encore ou pas tout à fait elle. On peut
se demander ensuite où elle est apparue pour la première
fois, en quel lieu elle a surgi - et pourquoi là plutôt
qu'ailleurs. Question d'identité, question d'origine,
liées l'une à l'autre, inséparables -,
même si en trop bonne, en trop simple logique, la seconde
semble supposer déjà résolue la première.
On dira : pour établir la date et le lieu de naissance
de la philosophie, encore faut-il connaître qui elle
est, posséder sa définition afin de la distinguer
des formes de pensée non philosophiques. Mais, à
l'inverse, qui ne voit qu'on ne saurait définir la
philosophie dans l'abstrait comme si elle était une
essence éternelle? Pour savoir ce qu'elle est, il faut
examiner les conditions de sa venue au monde, suivre le mouvement
par lequel elle s'est historiquement constituée, lorsque
dans l'horizon de la culture grecque, posant des problèmes
neufs et élaborant les outils mentaux qu'exigeait leur
solution, elle a ouvert un domaine de réflexion, tracé
un espace de savoir qui n'existaient pas auparavant, où
elle s'est elle-même établie pour en explorer
systématiquement les dimensions. C'est à travers
l'élaboration : l'une forme de rationalité et
d'un type de discours jusqu'alors inconnus que la pratique
philosophique et le personnage du philosophe émergent,
acquièrent leur statut propre, se démarquent,
sur les plans social et intellectuel, des activités
de métier comme des fonctions politiques ou religieuses
en place dans la cité, inaugurant une tradition intellectuelle
originale qui, en dépit de toutes les transformations
qu'elle a connues, n'a jamais cessé de s'enraciner
dans ses origines.
Tout a commencé au début du VIe siècle
avant notre ère, dans la cité grecque de Milet,
sur la côte d'Asie Mineure où les Ioniens avaient
établi des colonies riches et prospères. En
l'espace de cinquante ans, trois hommes: Thalès, Anaximandre,
Anaximène, se succèdent, dont les recherches
sont assez proches par la nature des problèmes abordés
et par l'orientation d'esprit, pour que, dès l'Antiquité,
on les ait considérés comme formant une seule
et même école. Quant aux historiens modernes,
certains ont cru reconnaître, dans la floraison de cette
école, le coup de tonnerre annonciateur du «
miracle grec». Dans l’oeuvre des trois Milésiens
la Raison se serait tout à coup incarnée. Descendant
du ciel sur la terre, elle aurait, pour la première
fois, à Milet, fait irruption sur la scène de
l'histoire; et sa lumière, désormais révélée,
comme si les écailles étaient enfin tombées
des yeux d'une humanité aveugle, n'aurait plus cessé
d'éclairer les progrès de la connaissance. «Les
philosophes ioniens, écrit ainsi John Burnet, ont ouvert
la voie que la science, depuis, n'a plus eu qu'à suivre
» (J. Burnet, Early Greek Philosophy, 3e éd.,
Londres. 1920, p.V, traduction : L’aurore de la
philosophie grecque, 1919).
Qu'en est-il en réalité? Les Milésiens
sont-ils déjà, dans le plein sens du terme,
des philosophes? Dans quelle mesure leurs ouvrages - que nous
ne connaissons d'ailleurs, dans le meilleur des cas, que par
de très rares fragments - marquent-ils, par rapport
au passé, une coupure décisive? En quel sens
les innovations qu'ils apportent justifient-elles qu'on inscrive
à leur crédit l'avènement de ce nouveau
mode de réflexion et de recherche que nous appelons
«philosopher»? À ces questions il n'est
pas de réponses simples. Mais c'est précisément
en affrontant cette complexité, en la prenant en charge,
qu'on peut espérer mettre en place les divers aspects
du problème des origines de la philosophie.
Et d'abord, un point de vocabulaire. Au VIe siècle,
les mots «philosophe», «philosophie»
n'existent pas encore. Le premier emploi attesté de
philosophos figurerait dans un fragment
qu'on attribue à Héraclite, au début
du Ve siècle. En fait, c'est seulement avec Platon
et Aristote que ces termes acquièrent droit de cité
en prenant une valeur précise, technique, et à
certains égards polémique. S'affirmer «philosophe»,
c'est, autant et plus encore que se rattacher à ses
devanciers, prendre ses distances à leur égard:
c'est ne pas être, comme les
Milésiens, un "physicien", se limitant à
une enquête sur la nature (historia peri
phuseôs), n'être pas non plus un
de ces hommes qu'aux VIe et Ve siècles encore on désigne
du nom de sophos, «sage»,
comme les Sept Sages, au rang desquels figure Thalès,
ou sophistès, «habile
en savoir», à la façon de ces experts
dans l'art de la parole, ces maîtres en persuasion,
à compétence prétendument universelle,
qui s'illustreront au cours du Ve siècle, et dont Platon
fera, pour mieux établir par contraste le statut de
sa discipline, le repoussoir du philosophe authentique.
Phusiologos, sophos,
sophistès, voire, si l'on
s'en tient à certains propos de Platon (Cf. Platon,
Le Sophiste, 242 cd), muthologos,
« raconteur de fables, d'histoires de bonnes femmes»
- autant dire qu'aux yeux de la philosophie constituée,
établie, institutionnalisée par la fondation
d'écoles, comme l'Académie et le Lycée,
où l'on enseigne à devenir philosophe, le sage
Thalès, en faisant démarrer les recherches des
Milésiens, n'a pas pour autant franchi le seuil de
la nouvelle demeure. Mais, si résolue que soit l'affirmation
de la différence, elle n'exclut pas la conscience de
la filiation. Parlant des «anciens» penseurs,
ceux d'«autrefois», dont il récuse le «matérialisme»
Aristote observe que Thalès est à juste titre
considéré comme «l'initiateur de ce type
de philosophie» (Aristote, Métaphysique, 983
b20).
Hésitations dans le vocabulaire qui les désigne,
incertitudes à leur égard des grands philosophes
grecs classiques: le statut des Milésiens ne va pas
sans faire problème.
Pour évaluer exactement leur apport aux origines de
la philosophie, il faut commencer par les situer dans le cadre
de la culture grecque archaïque. Il s'agit d'une civilisation
fondamentalement orale. L'éducation y repose non sur
la lecture de textes écrits, mais sur l'écoute
de chants poétiques transmis, avec leur accompagnement
musical, de génération en génération.
L'ensemble du savoir est ainsi stocké dans de vastes
compositions épiques, des récits légendaires
qui font office, pour le groupe, mémoire collective
et d'encyclopédie des connaissances communes, C’est
dans ces chants que se trouve consigné tout ce qu'un
Grec doit savoir sur l'homme et son passé - les exploits
des héros d'antan -, sur les dieux, leurs familles,
leurs généalogies, sur le monde, sa figure et
ses origines. A cet égard, l'oeuvre des Milésiens
représente bien une innovation radicale: ni chanteurs,
ni poètes, ni conteurs, ils s'expriment en prose, dans
des textes écrits, qui ne visent pas à dérouler,
dans la ligne de la tradition, le fil d'un récit, mais
à exposer, concernant certains phénomènes
naturels et l'organisation du cosmos, une théorie explicative.
De l'oral à l'écrit, du chant poétique
à la prose, de la narration à l'explication,
le changement de registre répond à un type d'enquête
entièrement neuf; neuf par l'objet qu'elle désigne:
la nature, phusis; neuf
par la forme de pensée qui s'y manifeste et qui est
toute positive.
Certes les anciens mythes, spécialement la Théogonie
d'Hésiode, racontaient eux aussi la façon dont
le monde avait émergé du chaos, dont ses diverses
parties s'étaient différenciées, son
architecture d'ensemble constituée et établie.
Mais le processus de genèse, dans ces récits,
revêt la forme d'un tableau généalogique;
il se déroule suivant l'ordre de filiation entre dieux,
au rythme des naissances successives, des mariages, des intrigues
mêlant et opposant des êtres divins de générations
différentes. La déesse Gaia
(Terre) engendre à partir d'elle-même Ouranos
(Ciel) et Pontos (Flot salé);
accouplée à Ouranos qu'elle vient de créer,
elle enfante les Titans, premiers maîtres du ciel, révoltés
contre leur père et que leurs enfants, les Olympiens,
vont combattre et renverser à leur tour pour confier
au plus jeune d'entre eux, Zeus, le soin d’imposer au
cosmos, en tant que nouveau souverain, un ordre enfin définitif.
Rien ne subsiste chez les Milésiens de cette imagerie
dramatique et sa disparition marque l'avènement d'un
autre mode d'intelligibilité. Rendre raison d'un phénomène
ne peut plus consister à nommer son père et
sa mère, à établir sa filiation. Si les
réalités naturelles présentent un ordre
régulier, ce ne peut être parce qu'un dieu souverain,
un beau jour, au terme de ses combats, l'a imposé aux
autres divinités à la façon d'un monarque
répartissant dans son royaume les charges, les fonctions,
les domaines. Pour être intelligible, l'ordre doit être
pensé comme une loi immanente à la nature et
présidant, dès l'origine, à son aménagement.
Le mythe disait la genèse du monde en chantant la gloire
du prince dont le règne fonde et maintient, entre puissances
sacrées, un ordre hiérarchique. Les Milésiens
recherchent, derrière le flux apparent des choses,
les principes permanents sur lesquels repose le juste équilibre
des divers éléments dont l'univers est composé.
Même s'ils conservent des vieux mythes certains thèmes
fondamentaux, comme celui d'un état primordial d'indistinction
à partir duquel le monde se développe, même
s'ils continuent d'affirmer, avec Thalès, que «tout
est plein de dieux", les Milésiens ne font intervenir
dans leurs schémas explicatifs aucun être surnaturel.
Avec eux, la nature; dans sa positivité, a envahi tout
le champ du réel; rien n'existe, rien ne s'est produit
ni ne se produira jamais qui ne trouve dans la phusis,
telle que nous pouvons l'observer chaque jour, son fondement
et sa raison. C'est la force de la phusis,
dans sa permanence et dans la diversité de ses manifestations,
qui prend la place des anciens dieux; par la puissance de
vie et le principe d'ordre qu'elle recèle, elle assume
elle-même tous les caractères du divin.
Constitution d'un champ d'enquête où la nature
est appréhendée en termes à la fois positifs,
généraux et abstraits: l'eau,
l'air, le non-limité
(apeiron), le
tremblement de terre, l'éclair,
l'éclipse, etc. Notion d'un
ordre cosmique reposant non sur la puissance d'un dieu souverain,
sur sa basileia, son pouvoir royal,
mais sur une loi de Justice (Dikè)
inscrite dans la nature, une règle de répartition
(nomos) impliquant pour tous les
éléments constitutifs du monde un ordre égalitaire,
de telle sorte qu'aucun ne puisse dominer les autres et l'emporter
sur eux. Orientation géométrique dans la mesure
où il s'agit non plus de retracer dans son cours successif
une intrigue narrative, mais de proposer une théoria,
de conférer une figure au monde, c'est-à-dire
de «donner à voir» comment les choses se
passent en les projetant dans un cadre spatial. Ces trois
traits qui, dans leur solidarité, marquent le caractère
novateur de la physique milésienne n'ont pas surgi
au VIe siècle comme le miraculeux avènement
d'une Raison étrangère à l'histoire.
Ils apparaissent au contraire intimement liés aux transformations
qu'à tous leurs niveaux les sociétés
grecques ont connues et qui, après l'écroulement
des royaumes mycéniens, les ont conduites à
l'avènement de la cité-État, à
la polis.
A cet égard on doit souligner les affinités
entre un homme comme Thalès et son contemporain d’Arhènes,
Solon, poète et législateur. Tous les deux figurent
parmi ces Sept Sages, qui, aux yeux des Grecs, incarnent la
première espèce de sophia
qui soit apparue au milieux des hommes: sagesse toute pénétrée
de réflexion morale et de préoccupations politiques.
Cette sagesse tend à définir les fondements
d'un nouvel ordre humain qui substituerait au pouvoir absolu
du monarque ou aux prérogatives d'une petite minorité
une loi écrite, publique, commune, égale pour
tous. De Solon à Clisthène, la cité prend
ainsi, au cours du VIe siècle, la forme d'un cosmos
circulaire, centré sur l'agora,
la place publique, et où chaque citoyen, semblable
à tous les autres, tour à tour obéissant
et cornmandant, devra successivement suivant l'ordre du temps
occuper et céder toutes les positions symétriques
qui composent l'espace civique. C'est cette image d'un monde
social réglé par l'isonomie,
l'égalité par rapport à la loi que nous
trouvons, chez Anaximandre, projetée sur l'univers
physique. Les anciennes théogonies étaient intégrées
à des mythes de souveraineté enracinés
dans des rituels royaux. Le nouveau modèle du monde
qu'élaborent les physiciens de Milet est solidaire,
dans sa positivité, sa conception d'un ordre égalitaire,
son cadre géométrique, des formes institutionnelles
et de structures mentales propres à la polis.
«S'étonner, déclare le Socrate du Théétète,
la philosophie n'a pas d'autre origine » (Platon,
Théétète,
155d ; cf. Aristote, Métaphysique,
982 b13: «Ce fut l’étonnement qui poussa
les premiers penseurs aux spéculations philosophiques.»).
S'étonner se dit thaumazein,
et ce terme, parce qu'il témoigne du renversement qu'effectue
par rapport au mythe l'enquête des Milésiens
les établit au point même où la philosophie
s'origine. Dans le mythe thauma,
c'est le « merveilleux » ; l'effet de stupeur
qu'il provoque est le signe de la présence en lui du
surnaturel. Pour les Milésiens l'étrangeté
d'un phénomène, au lieu d'imposer le sentiment
du divin, le propose à l'esprit en forme de problème.
L'insolite ne fascine plus, il mobilise l'intelligence. De
vénération muette, l'étonnement s'est
fait interrogation, questionnement. Lorsqu'au terme de l'enquête
le thauma a été réintégré
dans l'ordinaire de la nature, il ne reste de merveilleux
que l'ingéniosité de la solution proposée.
Ce changement d'attitude entraîne toute une série
de conséquences. Pour atteindre son but, un discours
explicatif doit être exposé:
non seulement énoncé sous une forme et en des
termes permettant de le bien comprendre, mais encore livré
à une publicité entière placé
sous le regard de tous, de la même façon que,
dans la cité, la rédaction des lois en fait
pour chaque citoyen un bien commun également partagé.
Arrachée au secret, la théoria
du physicien devient ainsi l'objet d'un débat; elle
est mise en demeure de se justifier; il lui faut rendre compte
de ce qu'elle affirme, se prêter à critique et
à controverse. Les règles du jeu politique -
la libre discussion, le débat contradictoire, l'affrontement
des argumentations contraires - s'imposent dès Iors
comme règles du jeu intellectuel.
À côté de la révélation
religieuse qui, dans la forme du mystère, reste l'apanage
d'un cercle restreint d'initiés, à côté
aussi de la foule des croyances communes que tout le monde
partage sans que personne s'interroge à leur sujet,
une notion nouvelle de la vérité prend corps
et s'affirme: vérité ouverte, accessible à
tous et qui fonde sur sa propre force démonstrative
ses critères de validité.
La voie ainsi dégagée par les Milésiens
débouche cependant sur un autre horizon que le leur.
Après eux, en rupture avec eux, s'instaurera un mode
de réflexion dont les exigences et les ambitions vont
bien au-delà de leur entreprise. Appelé à
comparaître au tribunal du logos,
de la raison démonstrative, tout l'appareil de notions
sur lequel les physiciens assuraient leur enquête -la
nature, la genèse, le changement, l'émergence
du multiple et du mobile à partir d'un élément
unique et permanent - se trouve dénoncé comme
illusoire et inconsistant. Au début du Ve siècle,
divers courants de pensée surgissent qui, prolongeant
les Milésiens et les contredisant aussi bien, viennent
les «épauler» pour constituer comme l'autre
versant de l'arc sur lequel la philosophie va appuyer son
édifice: face à la pleine positivité
des physiciens d'Ionie s'affirme l'idéal d'une entière
et parfaite intelligibilité. Pour que le discours humain
sur la nature ne s'effondre pas, ruiné de l'intérieur
à la façon des anciens mythes ( Cf.
Platon, Philèbe, 14 a : «Comme
si notre thèse [logos] se
perdait anéantie à la façon d'une fable
[muthosJ et que nous ne puissions
nous en sortir qu'au prix de quelque absurdité dans
le raisonnement [alogia] »),
il ne suffit pas que les dieux aient été laissés
à la porte; il faut encore que le raisonnement soit
tout entier transparent à lui-même, qu'il ne
comporte pas la moindre incohérence, l'ombre d'une
contradiction interne. C'est la rigueur formelle de la démonstration,
son identité à soi dans toutes ses parties,
sa congruence jusque dans ses implications les plus lointaines
qui établissent sa valeur de vérité,
et non son apparent accord avec les données naturelles,
c'est-à-dire, à la fin du compte, ces pseudo-évidences
sensibles, toujours flottantes et incertaines, relatives et
contradictoires.
L'effort pour construire des chaînes de propositions
qui se commandent si nécessairement que chacune implique
toutes les autres revêt dans le cours du Ve siècle
des aspects multiples. Parménide lui donne d'emblée
sa forme extrême en dégageant avec une rigueur
sans compromis les assises du concept d'être. Les impératifs
logiques de la pensée font s'évanouir l'illusion
que la multiplicité des êtres aurait pu être
produite par une quelconque genèse. L'être exclut
la génération. D'où l'être pourrait-il
avoir été engendré? Si c'est de lui-même,
il n'y a pas eu génération. Si c'est du non-être,
on aboutit à des conséquences contradictoires:
avant la génération, ce que nous appelons être
était alors du non-être. De l'être, on
ne peut donc ni dire ni penser qu'il est devenu, mais seulement
qu'il est. La vérité de cette proposition n'est
pas constatée empiriquement; au contraire, en dépit
de l'apparence du mouvement, du changement, de la dispersion
des choses dans l'espace, de leur diversité au cours
du temps, son évidence s'impose absolument à
t'esprit nu terme d'une démonstration indirecte, faisant
apparaître que l'énoncé contraire est
logiquement impossible. Commandée du dedans par cet
ordre démonstratif, la pensée n'a pas d'autre
objet que ce qui lui appartient en propre, le
logos, l'intelligible.
Les progrès des mathématiques, que l'orientation
géométrique des Milésiens avait conduites
à privilégier l'étude des figures, confèrent
à cette recherche de l'intelligibilité par la
rigueur démonstrative une solidité et une précision
exemplaires. Telle qu'elle se présente dans les Éléments
d'Euclide, la géométrie prend ainsi, par son
caractère apodictique (« apodictique »
: démonstratif), valeur de modèle pour la pensée
vraie. Si cette discipline peut prendre la forme d'un corps
de propositions entièrement et exactement déduites
d'un nombre restreint de postulats et d'axiomes, c'est qu'elle
ne vise pas les réalités concrètes ni
même ces figures que le géomètre donne
à voir au cours de sa démonstration. Elle porte
sur de purs concepts, qu'elle définit elle-même,
et dont l'idéalité, c'est-à-dire, pour
reprendre la formule de Maurice Caveing, la perfection, l'objectivité,
la pleine intelligibilité, est liée à
leur non-appartenance au monde sensible.
Ainsi se reconstitue, derrière la nature et au-delà
des apparences, un arrière-plan invisible, une réalité
plus vraie, secrète et cachée, que le philosophe
se donne pour tâche d'atteindre et dont il fait l'objet
propre de sa méditation. En se réclamant de
cet être invisible contre le visible, de l'authentique
contre l'illusoire, du permanent contre le fugace, de l'assuré
contre l'incertain, la philosophie prend, à sa façon,
la relève de la pensée religieuse. Elle se situe
dans le cadre même que la religion avait constitué
quand, posant au-delà du monde de la nature les puissances
sacrées qui, dans l'invisible, en assurent le fondement,
elle établissait un complet contraste entre les dieux
et les hommes, les immortels et les mortels, la plénitude
de l'être et les limitations d'une existence fugace,
vaine, fantomatique.
Cependant, jusque dans cette commune aspiration à dépasser
le plan des simples apparences pour accéder aux principes
cachés qui les confortent et les soutiennent, la philosophie
s'oppose à la religion. Certes, la vérité
que le philosophe a le privilège d'atteindre et de
révéler est secrète, dissimulée
pour le commun dans l'invisible; sa transmission, par l'enseignement
du maître au disciple, conserve à certains égards
le caractère d'une initiation. Mais la philosophie
porte le mystère sur la place. Elle n'en fait plus
l'enjeu d'une vision ineffable, mais l'objet d'une enquête
en plein jour. À travers le libre dialogue, le débat
argumenté ou l'énoncé didactique, le
mystère se transmue en un savoir dont la vocation est
d'être universellement partagé. L'être
authentique auquel s'attache le philosophe apparaît
ainsi comme le contraire autant que l'héritier du surnaturel
mythique; l'objet du logos, c’est
la rationalité elle-même, l’ordre qui préside
à la déduction, le principe d'identité
dont toute connaissance véritable tire sa légitimité.
Chez les physiciens de Milet, l'exigence nouvelle de positivité
était du premier coup portée à l'absolu
dans le concept de phusis ; chez
Parménide et ses successeurs éléates,
l'exigence nouvelle d'intelligibilité est portée
à l'absolu dans le concept de l'être,
un, immuable, identique. Entre ces deux exigences qui d'une
certaine façon se conjuguent, d'une certaine façon
se combattent, mais qui marquent également l'une et
l'autre une rupture décisive avec le mythe, la pensée
rationnelle s'engage, système après système,
dans une dialectique dont le mouvement engendre l'histoire
de la philosophie grecque.
Bibliographie
Les principaux thèmes de cette étude sur les
origines de la philosophie ont été développés
dans deux ouvrages de Jean-Pierre Vernant :
Les Origines de la pensée grecque, P.U.F.
1962, 3e éd., 1975;
Mythe et Pensée chez les Grecs.
Études de psychologie historique,
Maspero, 1965, 7e éd., 1980, t. II, p.95-124.
On consultera d'autre part:
Burnet, J., Early Greek Philosophy,
Londres, 3e éd., 1920;
traduction: L'Aurore de la philosophie grecque,
1919.
Casertano, G., La Nascita della
Filosofia vista dai Greci, Naples, 1977.
Caveing, M., « Les mathématiques
dans la culture classique de la Grèce d'après
les recherches récentes », Revue
de synthèse, janvier-juin 1979, p.37-47.
Cornford, R. M., From Religion
to Philosophy. A Study in the Origins
of Western Speculation, Londres, 1912;
Principium Sapientiae. The Origins of Greek Philosophical
Thought, Cambridge, 1952.
Gernet, L., « Les origines de la philosophie
», in Anthropologie de la Grèce antique,
Maspero, 1968, p. 415-430.
Lloyd, G. E. R., Les Débuts
de la science grecque de Thalès à Aristote,
traduction J. Brunschwig, Maspero, 1974.
Schuhl, P. M., Essai sur la
formation de la pensée grecque, 1934,
2e éd., 1948.
Thomson, G., Studies in Ancient
Greek Society, t. II : The First
Philosophers, Londres, 1955; traduction: Les
Premiers Philosophes, Éd. sociales, 1973.
Jean-Pierre Vernant
Professeur honoraire au Collège de France
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