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Daniel
Sibony
Les dix commandements,
Pour une éthique de l'être
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Première parole : "Respecte
ton père et ta mère..."
"Le Texte des Dix Paroles, (souvent appelées
Dix Commandements), supposé commun aux trois religions,
nous allons en donner une lecture du point de vue de l'être*,
ni religieuse ni même irréligieuse... Est-ce une
façon de le retirer aux religions? ou au contraire de montrer
qu'il les déborde, et que par ces Dix Paroles quelque chose
fuit hors du cadre religieux pour rejoindre les questions simples
et cruciales de la vie? Et peut-on alors en tirer une sorte de
noyau éthique, du point de vue de l'être? On verra
que ces paroles débordent aussi le cadre moral, et obligent
à faire le lien entre l'être et le mode d'être,
entre la Présence et la façon dont on se présente
à l'être, au monde et aux autres. 1. Commençons
par les Paroles qui touchent aux conduites envers d'autres; notamment
par la cinquième, si complexe à vivre: "Respecte
ton père et ta mère afin que tes jours se prolongent
sur la terre que l'être (YHWH) te donne". C'est souvent
pris comme un ordre étrange: il faut aimer ses parents.
Ce n'est pas ce qui est dit. Il n'est pas dit d'"aimer"
ses parents mais de les respecter. Littéralement, de leur
donner du "poids". C'est le mot employé. C'est
qu'ils pourraient, par eux-mêmes, ne pas en avoir, du poids*.
Ils pourraient être assez légers - envers
eux-mêmes, leurs désirs, leurs projets, leur présence
au monde, et surtout envers leurs enfants, qu'ils laissent venir
au monde sans leur transmettre un minimum de cette Présence.
S'ils ont du poids, les respecter c'est en prendre acte, c'est
le reconnaître. Mais s'ils n'en ont pas par eux-mêmes?
ce n'est pas si simple de leur en donner. C'est une épreuve
que de leur en supposer, de quoi donner consistance à
leur place, leur lieu d'être, à leur fonction de
passeurs, bien plus qu'à leur "moi". Si on ne
leur donne pas du poids, on se retrouve portant tout le poids
qui leur manque.
Porter leur manque de poids, ou leur manque d'inscription, de
trace, c'est ce qui arrive lorsqu'on veut suppléer à
leurs manques, à force de sacrifices, de refoulement et
de souffrance. Comment leur supposer du poids? en les posant comme
"responsables" de ce qu'ils font, de ce qui les concerne.
Cela implique de les envisager comme des "autres", aussi
étrangers que proches; donc avec une certaine distance,
même infime; histoire de les "considérer",
avec respect justement: tiens, le père là, il a
bizarrement besoin d'insulter sa femme et de faire des scènes
de violence (qu'elle-même suscite subtilement, comme si
ça lui manquait...), ils ont besoin de ça pour mieux
se retrouver, et ça dure depuis trente ans; couple increvable...
Façon singulière de s'aimer, mais c'est la leur.
Ne pas prendre parti; essayer; car chacun sait qu'on est déjà
pris à partie. Le respect de l'autre parent appelle à
se départir de ce genre de parti pris; ne pas remplacer
l'un des parents pour l'autre... Si le père est absent,
la mère vit "avec" cette absence, il n'y a pas
à venir la lui combler. "Mais le fils la comble déjà,
inconsciemment, cette place!" rappelle le psychanalyste pédant.
Raison de plus pour qu'il soit inscrit quelque part, là,
dans cette Parole, qu'il vaut mieux ne pas combler. Les respecter
donc comme relais de l'origine, point de passage d'où l'on
dérive: il n'est pas bon de descendre de rien, d'avoir
une origine vide. Ce relais d'être, par où est passée
votre naissance, ce père et cette mère, il s'agit
de lui accorder de l'importance, à chacun d'eux séparemment
(le texte ne dit pas; respecte "tes parents"). Chacun
d'eux n'a fait que laisser venir votre vie, qui n'est pas à
lui, qui a surgi du fond de l'être à travers ce couple
parental (à qui de ce fait on ne "doit" pas la
vie...). Elle n'a pas été prélevée
sur leur vie. Quand elle a pris forme de vie, de vie humaine,
ce n'était pas la leur.
Certains voudraient pouvoir faire table rase de leur origine,
trop vide à leurs yeux, et l'on voit que toute leur vie
ils portent le poids de ce vide comme un poids écrasant.
Certes ils ont vu qu'à l'origine la vie ne leur a pas été
vraiment donnée; ils sont restés fixés
à ce don en suspens; et la rage qu'ils en ont, ils l'ont
déplacé dans leur rage de tout casser, de se casser,
d'arracher ce qui leur est dû... Cette Parole leur dit de
transférer ce poids vers son lieu adéquat, sa véritable
adresse; à ne pas priver leur origine de son poids intrinsèque.
C'est différent de l'amour; on n'est pas tenu de les aimer;
d'ailleurs ils ont pu n'être pas "aimables"; mais
il faut les respecter comme des existences, des densités
d'être. Les respecter c'est leur supposer un espace, un
lieu qui n'est qu'à eux, comme le lieu de leur intimité.
Celle-ci n'est traumatique que lorsqu'on ne l'a pas respectée.
Et si l'un d'eux fut indigne? raison de plus pour ne pas balayer
ça d'un revers de main en riant jaune. Même à
leurs manques il faut donner du poids... pour pouvoir les leur
laisser, comme leur bien propre, comme une partie de leur destin.
Bien des thérapeutiques ne consistent qu'à restituer
aux parents le poids qui fut le leur, et que leur enfant a pris
sur lui, pour lui, indûment; ça lui a permis d'exister.
Il s'agit de ne pas consacrer sa vie à réparer ce
qui semble être un manque ou une torsion de leur être,
de leur vie. Car alors on passe sa vie à "vivre"
ce qu'ils n'ont pas vécu, à répéter
leurs manques en projetant de les réparer; en vain. Et
ça vous raccourcit la vie, que de vivre dans le fantasme
et le symptôme une partie de la leur. C'est pourquoi le
texte dit bien: "Respecte... afin que tes jours se prolongent".
Et que ça te laisse du temps à vivre pour ton compte;
ta vie à toi ne sera pas raccourcie, hypothéquée
par ces blocs d'angoisse et de fautes où l'on porte une
souffrance qui est celle de l'autre, sans que ça le soulage:
on a mal à l'autre toutes les fois qu'on se le rappelle,
ou qu'il se rappelle en nous. Le Texte aurait pu dire: Respecte
tes parents parce qu'ils t'ont donné la vie. Il dit tout
autre chose: pour que ta vie se prolonge; au fond, pour que tu
ne sois pas tenu de la leur consacrer, de la retourner vers eux
comme vers sa source. Pour qu'elle puisse diverger, se ramifier,
se déployer "sur la terre que l'être te
donne", c'est-à-dire sur celle que tu acquiers
symboliquement, de par l'être et l'événement
d'être, et non de par la naissance ou la nature... La terre,
ici, c'est tout ce qui est appelé à être
un lieu d'être. Il s'agit de pourvoir jouir de
ta terre promise, de ce qui t'est promis, de ce à quoi
tu es promis: de l'avenir comme nouveau.
Les respecter pour pouvoir s'en éloigner. Cela ne veut
pas dire les laisser tomber - ce serait les prendre pour un déchet
et ne leur accorder aucun poids. Il s'agit d'ouvrir un jeu de
distances. Cette Parole élabore une certaine séparation,
grâce au "respect" - très différent
de la soumission, qui est une sorte d'inclusion. Le respect apparaît
comme condition de l'écart, de l'entre-deux mouvementé
où l'origine bifurque. Après tout, des adversaires
se respectent aussi. Donc pas de mépris, a fortiori
pas de haine pour ses origines. Si le père ou la mère
suit une trajectoire infantile, égoïste, le respecter
c'est reconnaître que c'est sa trajectoire, et
qu'à partir d'un certain point elle se sépare de
la vôtre. Cette séparation signifie que vous ouvrez
un nouveau compte, le vôtre, au lieu de passer votre vie
à lui demander des comptes, des arriérés...
Et s'ils sont des "autres", on peut envisager d'être
un autre pour eux. Du reste, celui qui trouve nuls ses parents,
doit au moins les respecter pour avoir produit une merveille...
comme lui. C'est dire que ce respect qui leur est dû est
aussi un respect de soi; et qu'on ne peut pas haïr une part
de son origine sans se haïr soi-même. Certes, respecter
un père indigne c'est comme lui offrir un beau vêtement
trop grand pour lui. Mais à lui de s'en arranger. La façon
dont il porte le respect qu'on lui donne ne regarde que lui. Tout
comme sa façon de parler de ses enfants, de se les approprier,
d'en être fier face à d'autres alors qu'il les maltraite
- tout cela c'est son affaire, son désir, son histoire,
et ne devrait pas suffire à ce que ses enfants soient par
lui "possédés". (En revanche, un fils
programmé pour injecter de la valeur aux parents, du fait
de sa réussite, serait sacrifié à leurs manques;
et sa soumission au sacrifice est différente du respect.)
Les respecter c'est aussi les laisser vivre, et aller voir ailleurs.
C'est leur supposer une valeur, même si elle vous échappe,
autant qu'à eux.
Il s'agit donc de reconnaître aux parents (aux premiers
"autres" que l'on côtoie) le droit aux manques
qui sont les leurs, qui sont leur histoire; le droit à
leur histoire; leur propre voie d'accès au temps,
à la mort; leur droit à leur mort, et aux
sursauts de leur vie. Cela implique de connaître leur histoire,
si peu que ce soit, pour la "reconnaître". Il
faut reconnaître qu'ils en ont une, pour bifurquer à
partir d'elle, et avoir sa propre histoire, qui ne soit pas un
ressassement de la leur, un tracé en pointillé parallèle
à "leurs histoires". Dans ce respect
- cet écart de génération devenant lui-même
génératif - il y a quelque chose de profond qui
contourne les bavardages sur le "meurtre" du père
ou l'agressivité envers la mère. De nos jours, le
bavardage "psy" aidant, on admet que nos jeunes "paumés"
doivent "apprendre un peu à tuer le père".
Et l'on ne s'étonne pas qu'ils y échouent, et qu'ils
partent avec en poche l'image d'un père immortel, d'un
père éternel ou céleste, trop loin d'eux
pour qu'ils le respectent. Ou l'image d'une mère "invivable",
dont le rejet deviendra un mur pour la fille. Or faut-il "tuer"
le père ou bien plutôt le reconnaître marqué
de sa mort et de son histoire? dans une sorte de trait-retrait
porteur de symbolicité... De même la mère,
y a-t-il à lui rectifier sa vie, ou à seulement
admettre qu'elle la vive? elle qui vous a "laissé
passer", en vous donnant ce qu'elle n'avait pas, la vie,
qui n'était pas à elle, pour passer à autre
chose?
Cette Parole donc ouvre une épreuve, elle n'est pas un
mode d'emploi pour bien vivre; elle indique la question. Elle
semble un curieux appel: ne sois pas névrosé. Ou:
ne souffre pas à cause de ce que sont tes
parents. Comment faire? tant de souffrances de l'homme ont transité
par ses parents... Justement, cette Parole pose une barrière,
fait une coupure. Elle est elle-même un recours contre des
parents abusifs: les respecter c'est pouvoir les mettre à
distance grâce à cette Parole tierce; et ne pas leur
"coller" avec sa névrose. Respectez-les; laissez-les
vivre leur vie, sans lui servir de carburant. Respecter
le père indigne c'est donner du poids au père qu'il
n'a pas été, ou qu'il n'a pas pu être. Cela
permet d'avoir un père, qu'on puisse quitter. Parfois il
faut inventer à chaque parent l'amour de soi qu'il n'a
pas eu, qu'il ne s'est pas accordé, quitte à le
laisser avec cet amour en friche, inutile, inexploité.
Mais c'est le rendre à son histoire en lui donnant ce poids
qu'il n'a pas su porter.
Le contraire de donner du poids c'est alléger, et dans
la Bible c'est le même mot que "maudire". Maudire
quelqu'un c'est poser qu'il n'a pas de poids, c'est l'alléger
de lui-même, de sa part d'être. Leur donner du poids
c'est donc ne pas les maudire, c'est ne pas appeler sur eux le
mal; ne pas être vis-à-vis d'eux en état de
vengeance - qui est un manque fixé, un passaif
mis en mémoire, attendant son retour.
Et si le père fut incestueux? Alors le respecter comme
père c'est l'écarter comme violeur. A la limite,
il faut le respecter comme père pour inscrire "avec"
lui malgré lui l'interdit de l'inceste.
De fait, on les respecte toujours, les parents, quoi qu'on fasse;
on leur donne du poids, même malgré soi, mais il
s'agit d'en prendre consience. Si on leur en veut sans le savoir,
cette haine prend un poids écrasant. Et dès que
le sujet est rappelé à lui-même, à
son identité, il en passe par les parents, et il craque
- de rejet, de dégoût, de culpabilité, d'abjection,
de honte... En avoir honte, par exemple, prouve qu'on leur donne
du poids (sinon, il n'était pas nécessaire de mobiliser
contre eux la honte). Il s'agit donc d'acquiescer au respect qu'on
leur donne. Et de se protéger d'eux par ce respect. Bien
sûr on pourrait s'en protéger en les aimant, mais
s'ils n'inspirent pas l'amour, le forçage serait trop grand,
trop violent. Leur donner leur poids - et qu'il pèse ailleurs
que sur vous - c'est le contraire de la névrose où
ils vous pèsent de tout le poids qu'à votre insu
vous leur donniez.
Les respecter c'est se préserver du sacrifice - de l'état
sacrificiel - où lorsqu'il ne pèsent pas lourd on
croit devoir faire l'appoint, soi-même, à corps perdu;
souvent dans le passage à l'acte - lequel prend des formes
étonnantes. On connaît les enfants battus, mais l'inverse
existe: des jeunes qui ne peuvent plus "tenir" face
à leur père ou leur mère et qui se jettent
sur eux et les frappent. Façon mortifiée de leur
donner du poids, de les faire exister, et de se frapper en eux;
(tout comme des parents se frappent dans leurs enfants). Dans
les deux cas, manque de distance, de séparation, de respect;
c'est le magma corporel, plein de fantasmes incestueux. Le respect
est une façon de marquer la différence de génération,
où se régénère la différence."
Les dix paroles, p. 323-328
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Deuxième parole
: "Tu ne tuera point"
2. La Parole suivante, "Tu ne tueras pas",
implique l'être, aussi, et ne peut s'entendre que de ce seul
point de vue. On a tous eu des envies de meurtre, des fantasmes
où notre être, notre désir d'être, bute
sur celui de l'autre et tente de résoudre le partage de l'être
par la suppression de cet autre; par l'idée que s'il n'existait
pas... ce serait plus simple. Et en effet, ce serait la mort. Le
meurtre veut simplifier la création en supprimant la gêne
de l'autre. Tous les meurtres, même en projet, ont cette visée
d'améliorer, de nettoyer le champ de l'être, pour y
être commodément. Enlever à l'autre sa part
d'être, comme pour se l'approprier, c'est l'impasse ultime
du partage de l'être. Faire basculer dans le néant
celui dont l'être met le vôtre en question. Le premier
meurtre dans la Bible est le meurtre d'un frère*: Caïn
tue Abel parce que tous deux ayant apporté une offrande -
ayant sacrifié quelque chose à l'être parlant
ou désirant - l'un se trouve agréé, l'autre
pas; et il supporte mal la question que ça lui pose. Alors
il se frappe dans l'autre, à mort; il frappe l'autre
en lui, et se retrouve plein de remords. (Mais de se sentir en faute
le rattrape sur l'abîme de la folie: celle d'exterminer l'autre).
On dirait qu'il tue pour accéder à la faute, pour
palper le manque. Et on lui dit: ce n'est pas la peine, le manque
est là, déjà là... La déficience
aussi.
Ne pas tuer c'est simplement accepter qu'il y ait des formes d'altérité
qui nous échappent, qui font partie de la vie, et sur lesquelles
la vie s'appuie - elle en a un besoin vital - pour créer
du nouveau. Cette Parole dit: ne tuez pas un fragment d'être
dès lors qu'il est devenu parlant, désirant, vivant...
Ainsi l'être se fait parlant pour dire de
ne pas tuer un fragment d'être devenu parlant; même
s'il vous déplaît, et vous contrarie totalement. Le
tuer, ce serait prendre possession de l'être, le fixer, fusionner
avec. Or l'être peut prendre appui sur le malêtre pour
se renouveler. Donc, ne pas tuer, ne pas intervenir dans la création
pour l'améliorer dans le sens que l'on juge bon en se prenant
pour un dieu qui répare les désordres. Ça dit
que rien ne se répare au moyen d'un corps humain, sacrifié
pour l'occasion.
Cet appel à ne pas tuer est actuel; comme tous les autres;
comme il fut actuel lorsqu'il fut énoncé. Sinon, on
n'aurait pas pris soin de le clamer. L'actualité du meurtre
est la même, toujours: c'est le projet d'améliorer
le partage de l'être en supprimant des fragments d'êtres
jugés mauvais. Insistons-y, les meurtriers sont convaincus
d'oeuvrer pour une remise en ordre. Et ce qui est dit, ici, c'est
que remanier le don de vie et son retrait, ça ne vous concerne
pas; ce n'est pas de notre ressort. Là encore, respect.
3. De même, un cran au-dessous: "Ne pas voler".
Etc...
Les dix paroles, p.328-329 |
Le Club de Philosophie remercie
Daniel Sibony d'avoir accepté
son invitation à donner
le 15 novembre 2005, à 20h45, au Sel,
à Sèvres,
une conférence-débat sur le sujet : À
quoi croient les incroyants?
Où en est-on aujourd'hui avec les religions?
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