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Daniel Sibony
Création, Essais sur l'art contemporain
Éditions du Seuil, Paris 2005,
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L'art contemporain
suscite passion, perplexité, intérêt, mépris
ou suspicion… selon les cas; selon la manière dont
"ça choque" nos identifications. Et si cet art,
comme phénomène vivant, avait des enjeux essentiels,
qui touchent à notre rapport au monde, aux autres, au transcendant,
à la valeur, et à cette chose étrange et galvaudée
qu'on appelle la création?
En fait, qu'est-ce qui spécifie l'art contemporain? Que s'y
passe-t-il pour les artistes, pour les publics? Où en sont
leurs liens complexes, qu'on dit "interactifs"? Comment
se fixe la valeur de ces œuvres singulières, qui sont
souvent des cassures où éclatent jubilation et détresse,
exaltation et défaite? Que cherchent donc ces créateurs
sur l'arête où ils nous montrent à la fois la
plénitude et l'angoisse, le désir et l'effondrement,
le plaisir et son au-delà douloureux? Comment ces narcissismes
enthousiastes et blessés deviennent-ils créateurs
de réalités? Pourquoi notre idée même
de l'esthétique est-elle forcément bousculée,
ainsi que notre notion d'identité - dont on sait la portée
subjective et planétaire?
Ce livre - le trentième de l'auteur - répond de façon
nouvelle, offrant une approche inédite à ceux qui
veulent plonger dans l'inconscient de l'art actuel.
Docteur d'Etat en mathématiques et en philosophie, Daniel
Sibony est psychanalyste. Il est notamment l'auteur de Entre-deux,
Les trois monothéismes, Le Corps et sa danse,
Proche-Orient. Psychanalyse d'un conflit. L'Enigme antisémite.
contact@danielsibony.com
- http://www.danielsibony.com |
Tables
des matières |
Introduction
Première partie : Le jeu de la
création
Chapitres :
1. "68-art"
2. Un art cohérent avec l'époque
L'art du choc et du dégoût
3. Voyage dans le contemporain
Qu'est-ce qui le spécifie?
4. Art et religion
5. Une autre lumière
6. Identité et création
7. Comment se fixe la valeur d'une œuvre
8. Idées reçues sur l'art contemporain
9. Narcissisme et transmission |
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Intermède
: Un artiste du jeu, Bacon
Deuxième partie
: L'acte créatif
Chapitres :
1. Narcissisme créateur
2. Créer c'est faire [surgir] l'amour
3. Le don de l'objet 169
4. L'artiste à l'œuvre
5. L'artiste et ses symptômes
6. Le temps créatif
7. L'art et la loi
8. La beauté somatise l'amour
9. Art et culture
Conclusion |
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Présentation
Ce livre vise à comprendre les enjeux de l'art
contemporain - pour l'artiste qui le produit, pour ceux qui
le regardent, qu'ils l'apprécient ou le rejettent; pour la
société qui l'accueille. Qu'est-ce qui spécifie
cet art actuel par rapport à l'art moderne classique?
Il se trouve qu'au-delà des questions banales ("est-ce
de l'art ou pas?", "qu'est-ce que ça vaut?"
…), ces pratiques artistiques posent des questions profondes
concernant l'identité, la transcendance, la créativité,
la valeur, etc…
Il se passe dans l'art contemporain des phénomènes
dont la portée dépasse le champ de l'art pour concerner
en fait notre rapport au corps, à l'être, au
monde, aux autres; rapports qui se trouvent remaniés,
rejoués de façon à la fois plaisante et grave,
dérisoire et décisive.
Ce livre montre que les "grandes conceptions" (de type Malraux
l'art a pour fonction de nier le monde et la mort) sont aujourd'hui
dépassées: l'art nous plonge dans le monde,
dans le rapport à l'autre et à la vie sur un mode qui
veut sans cesse nous rappeler la création,
dans un message très simple qu'on a souvent dévoyé:
non pas "vous êtes tous des artistes" mais "vous
pouvez être plus créatifs que vous ne croyez; le monde,
l'être, l'événement est plus créatif qu'on
ne le pense".
Du coup, même le credo religieux pour qui "le monde a été
créé" prend le sens symbolique d'un souhait, d'un
désir: "le monde, y compris vous, est
une création permanente; n'oubliez pas d'y prendre
part, et pas comme simple exécutant".
En plongeant dans la texture même de l'acte créatif,
ce livre montre que, consciemment ou pas, l'art actuel travaille
à défaire la notion d'identité. Au moment
où les quêtes d'identité battent leur plein, il
casse l'identité au profit d'un processus ouvert d'identités
partielles, où tout ce que nous créons, notamment tout
objet d'art, comporte deux niveaux ou deux dimensions:
celle où il montre, où il affirme, ou il étale
sa réussite narcissique, et celle où
il assume, avec un humour variable, sa défaite,
son retrait, sa désolation.
L'art contemporain a senti plus que tout autre la faille intrinsèque
de l'homme actuel, celle qu'imposent aussi les chocs, les
traumas, et les flux de l'angoisse. Il plonge dans cette faille et
nous ramène des objets chargés de vie et de
détresse, de déchéance et d'espoir;
objets contradictoires et tranchants, dont les plus réussis
sont sur l'arête ou plutôt dans l'entre-deux,
entre l'angoisse et le sauvetage.
L'art actuel est un vaste chantier planétaire où se
transmuent souffrance et désir de vie, pathologies et symptômes
en réalités étranges, presque des créatures
vivantes.
Face au salut religieux et à l'exécution
technique, l'art contemporain propose un sauve-qui-peut par
la voie créative où
le désir, devenu chose, est au-delà du seul plaisir
et questionne, tout simplement, le défi d'exister. |
Extraits du livre
:
La couverture du livre montre l'auteur vu par le photographe
Freire, montrant une sculpture de Gober. L'œuvre
contemporaine n'existe que dans l'acte où elle se donne et
où elle est reçue. Et cet acte peut faire œuvre.
* Créer c'est marquer le possible avec la trace d'une première
fois, et ainsi, marquer "toutes" les premières fois
comme possibles. Produire de la première fois. (Comme
s'il y avait eu des premières fois de soleil, de lune,
d'entrée animale dans l'espace de la vie. Des premières
fois de l'humain, en tant qu'homme et que femme.)
En quoi l'artiste a une fonction symbolique - comme un père
ou une mère qui donne aux siens de quoi créer des
départs, des "premières fois"; de quoi
"partir".
* L'œuvre, elle, existe comme entre-deux, entre la réalité
qu'elle est et celle dont elle s'arrache - la nôtre - mais où
elle doit replonger, venant d'ailleurs. Parfois l'artiste médiatise
cette réalité par toutes sortes de techniques - qui
servent de prétexte dont la peinture devient le texte;
ou de plateforme d'où il s'envole vers son orbite
singulière. Celle-ci "représente" mais donne
surtout de la présence.
* L'art contemporain est l'immense chantier où le gisement
narcissique est exploité, de façon productive, d'autant
que cet art met en jeu deux narcissismes, celui de l'artiste et celui
du public: il les accouple, les implique l'un dans l'autre et leur
ouvre d'autres issues que le miroitement mutuel ou la simple fascination.
* Aujourd'hui, il y a une telle asphyxie consensuelle que le seul
acte d'entrer dans un lieu d'art contemporain vous donne une bouffée
d'oxygène: on y rencontre des créatures singulières,
des rappels d'être vivants, des événements posés
là et qui attendent de vous "arriver", de vous surprendre,
de vous rappeler qu'il n'y a pas à faire son deuil de la création,
qu'il s'y passe beaucoup de choses qui vous touchent. Certes, paradoxalement,
le petit écran "remplit sa tâche" de vous "donner"
de l'événement; mais il le traite au consensus (produit
toxique inodore, qui neutralise sans bruit); de sorte qu'"il
ne se passe pas grand-chose" - ce qui est une grande sottise.
* L'œuvre est une autre réalité mais qui doit entrer
dans la nôtre, faute de quoi elle serait idéale; et on
ne veut plus d'œuvre idéale (ou contre-idéale:
c'est la même chose). L'idée est claire: il faut casser
l'œuvre-miroir ou se casser, car on ne peut pas rester "comme
ça" à se mirer dans son œuvre, fût-elle
négatrice, "subversive", à "tout casser".
Et l'œuvre d'art ne se confond pas avec le monde: au contraire,
elle en sort et maintient cette sortie ouverte. Elle sort du monde
par la cassure. …, pour nous offrir le miroir des débris.
* Dans l'acte contemporain, l'œuvre doit faire signe de sa venue
dans notre monde tout en étant du monde de l'Autre.
* Au passage, l'artiste est sur l'arête (ou dans la faille)
entre deux mondes d'où il transmet sa vision et l'événement
où il l'a eue.
* Le geste ou l'acte "contemporain" spécifie des
artistes de notre époque dont l'œuvre transmet l'acte
de la faire naître, de la faire entrer dans ce monde; et dépasse
donc le regard en miroir ou le fait de s'y plaire.
* Et l'œuvre d'art ne se confond pas avec le monde: au contraire,
elle en sort et maintient cette sortie ouverte. Elle sort du monde
par la cassure.
* Casser le miroir peut se faire de mille façons. On peut lui
jeter une pierre: ce sont toutes les ruptures, les transgressions,
etc. La pierre qu'on jette est très variable. On peut mettre
un bébé avec biberon dans les bras de la Joconde, ou
amener une vache et son veau tranchés à vif. L'œuvre
nous vient alors de l'extérieur, avec son choc. On peut aussi
casser le miroir par le fait que l'image qui s'y trouve en surgisse
avec éclats pour venir parmi nous. On peut être déjà
dans le miroir, dans un mode d'être qui le fait éclater,
et nous avec, au moins dans un fantasme, mais que l'image "réalise".
* L'art actuel est avec la psychanalyse l'une des reprises les plus
fécondes de l'origine: elle y est rejouée, travaillée,
respectée, éclatée, déjouée, objet
de rappel et de création continue.
* Ce n'est pas parce qu'une œuvre est d'art qu'elle est forte
et profonde. De même qu'il y a des paysages naturels qui ont
peu d'intérêt (encore qu'il y ait toujours un point de
vue qui peut les rendre intéressants: il y a un art contemporain
des paysages).
* L'art actuel maintient une sorte d'intensité critique, ce
qui est précieux dans nos sociétés de consensus,
qui ne savent plus à quel point elles ont perdu toute liberté
- car les responsables critiquent eux-mêmes le consensus qu'ils
entretiennent.
* Aujourd'hui, la souveraineté de l'artiste c'est tout simplement
sa liberté, à charge pour lui de trouver les bons obstacles,
les bonnes épreuves où elle peut s'exprimer. Mais c'est
le lot de l'artiste contemporain: devant le sans limite, il doit lui-même
inventer les bonnes limites pour franchir quelque chose.
* Comment gérer le "sans-limite"? L'art contemporain
répond: il y a la ligne de plus grande jouissance narcissique,
mais elle doit être partagée entre beaucoup de partenaires.
Tel est le problème de l'art contemporain, et l'on doit dire
qu'il ne s'en tire pas si mal pour les "solutions" qu'il
propose. Même si bizarrement elles suivent souvent la ligne
facile de plus grande pente.
Les postures péremptoires se renversent: si on déclare
que: l'art est mort! alors on fait l'art de la mortification
- et il devient si vivant qu'on se trouve dans une renaissance. Si
on dit l'art est destructeur! alors il jouit tant de "détruire"
qu'il se construit comme objet de jubilation. En fait, l'art est toujours
entre deux renaissances, dans une "forme" moyenne, une sorte
de moyen-âge mystérieux et jouissant, entre l'"innocence"
de l'enfant et la ruse des adultes infantiles.
* Aujourd'hui, on peut approcher le monde de l'art, si chaotique soit-il,
avec une grande sérénité. Elle n'est pas au niveau
des contenus, certes, mais le jeu est ouvert à l'infini. Quoi
que l'on observe (tel artiste craque, c'est "sa période
d'effondrement", tel autre est en période d'exaltation,
tel autre est dépressif ou en pleine hystérie; ou dans
l'autisme, ou la manie, ou une bulle normosée…) - mais
l'important est de savoir comment ils vont la jouer, à fond
ou en partie? de façon folle ou mesurée? dans quelle
mesure et surtout: qu'est-ce que "ça donne"? Là-dessus,
la perplexité des marchands et le désarroi des acheteurs
trouveraient plus d'éclairage en parlant avec des penseurs
- qui vivent avec l'art - qu'avec des experts en placements mobiliers.
* Il y a deux flux concernant la valeur de l'œuvre d'art: le
flux portant sa valeur artistique (avec ses critères propres,
notamment celui de la faille féconde) et le flux qui porte
les choses de valeur dans une société (avec les effets
de marché et de spéculation bien connus). Les deux flux
interfèrent et sont à caractère ondulatoire:
cela produit des interférences, des résonances parfois
très fortes. Tantôt les deux valeurs s'ajoutent, tantôt
elles se soustraient. Il y a donc soit exagération, soit passage
à vide de la valeur. Il faut apprendre à en tenir compte.
* L'art contemporain veut toucher de très près le lointain
qui est en nous et nous faire voir à la bonne distance la texture
- le grain - de nos vies qu'on ne voit plus.
* Naguère l'artiste était en déphasage par rapport
à son époque, aujourd'hui il l'est par rapport à
lui-même, et dans cette faille essentielle il entre en contact
avec l'être créateur (1). (1) . J'ai
réservé à un autre volume, sous le titre Artistes
actuels, mes dialogues avec des artistes et mes analyses de leurs
œuvres.
* Dans le cas de l'artiste, l'événement-choc devient
une chose à laquelle il donne vie. Il surmonte ce qu'il a vécu
pour le revivre autrement, en l'incarnant dans une matière.
Il crée avec ses symptômes innommables, que seules ses
œuvres peuvent nommer.
* Le public ne va plus dans les lieux de culte rendre grâce
au créateur, il va dans les musées ou les "expos"
chercher des signes de création; qui attendent son
acquiescement pour se révéler créatifs. Narcissiquement,
c'est gratifiant. L'œuvre s'offre au public comme matériau
pour qu'il "contacte" la création et investisse sur
cette valeur; judicieusement. (Fantasme majeur: miser sur un petit
artiste, peu reconnu, qui plus tard deviendra grand.)
* Ces approches et tant d'autres restent donc dans l'esthétique.
Or l'art contemporain arrache le beau à l'esthétique
tout en lui gardant son aura immémoriale, qui lui vient selon
nous de ce qu'elle somatise l'amour.
* Il y a eu une vraie subversion de la photo par la peinture: très
vite, au lieu de rivaliser avec elle, la peinture l'a utilisée;
la photo, par ailleurs, gardant toutes ses libertés. Beaucoup
de peintres, aujourd'hui, "prennent" la photo de ce que
sera non pas leur tableau mais son point de départ: à
partir d'elle, de la réalité seconde qu'elle constitue,
ils en fabriquent une autre, celle du tableau. Le peintre est alors
d'emblée entre deux réalités: celle que la photo
a "prise" et celle de la photo elle-même.
* La nécessité de l'amour et celle de la création
se recoupent: l'amour veut "dire" avec des mots qui soient
de la chair et avec de la chair qui à son tour devient des
mots (des mots d'amour). La nécessité créative
est du même ordre, sa jouissance est en elle, mais elle rayonne
tout autour, de façon gratuite et nécessaire. L'artiste
et l'œuvre en cours sont deux amants pris par le désir
de se "dire" leur amour, de faire qu'il se dise à
travers eux. Et ce "dire", devenu chose, c'est l'œuvre
elle-même, où les deux parties se rassemblent, en proie
à la même création.
* Du coup, en parlant du grand bonheur des découpages, il pointe
un désir tout simple: faire exister les choses,
découpées de façon neuve dans chaque lumière.
Il va jusqu'à dire que l'artiste doit voir les choses comme
pour la première fois. Pour certains, elle est chronologique:
comme lorsqu'on était enfant… Pour nous, cette première
fois est celle de l'accès à l'être, de l'entrée
"initiale" dans telle façade de l'existence. C'est
dans l'appel premier qui n'en est pas encore un; l'instant d'avant
l'appel, que l'œuvre fera exister.
* L'amour, en jeu dans l'art, est celui de l’origine qui sinon,
pour beaucoup, serait introuvable. Mais l'origine rappelle la mort,
et l'art se retrouve au confluent de l'amour et de la mort. De ce
croisement, l'œuvre d'art essaie de faire un plus-de-vie.
Ce que désire l'art aujourd'hui, c'est de retrouver l'origine
au présent, concrètement, sans que la trouvaille renvoie
trop à des "vécus" originaires.
* Tout artiste a des "visions", son problème est
de leur donner une existence qui soit celle de la vie; de créer
pour elles l'accès à la présence. Pour ce faire,
l'amour des corps, des choses ou de la nature retrouve l'amour de
l'être, à faire "passer"dans la peinture, à
dissoudre en elle.
* Beaucoup de choses déjà créées demandent
à être recréées pour exister. C'est une
veine de l'art actuel: faire rentrer dans l'existence ce qui s'y trouve
sans le savoir. (Même en analyse, on vient faire sur soi
ce travail: acquérir ce qu'on a déjà à
son insu, prendre acte de l'existence qui fut donnée.) |
Le Club de Philosophie remercie
Daniel Sibony d'avoir accepté
son invitation à donner
le 15 novembre 2005, à 20h45, au Sel,
à Sèvres,
une conférence-débat sur le sujet : À
quoi croient les incroyants?
Où en est-on aujourd'hui avec les religions?
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