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Introduction
I- Le Gorgias, une polémique philosophique
contre la morale commune.
Comme la République, le Gorgias est
un livre de combat, un livre d'une grande violence, une machine
de guerre dirigée par Platon contre la morale et la
politique de ses contemporains (1). Comme dans l'Apologie
de Socrate, le Criton ou la République,
Platon met en scène cet affrontement sous la forme
d'un débat entre Socrate et des interlocuteurs qui,
en dépit de la diversité de leurs propos, ont
toujours cela de commun qu'ils témoignent de leur intégration
dans la société, dont ils connaissent les ressorts
et les usages, dans laquelle ils ont des amis et une place
respectée - un mot, ils y jouissent d'un certain pouvoir
(dunamis), non pas nécessairement politique,
mais d'une capacité d'action en général,
leur permettant de défendre leurs amis et de se prémunir
de leurs ennemis. Ces adversaires, qu'il s'agisse de Criton
dans le dialogue éponyme, de Calliclès dans
le Gorgias ou de Polémarque et Thrasymaque
dans la République, expriment ce point de
vue comme une définition implicite de la justice: être
un homme juste, c'est se donner les moyens de survivre dans
une telle société, en rendant à chacun
son dû, c'est-à-dire le bien à l'ami (protéger
les siens, protéger ses amis) et le mal à l'ennemi.
Cette morale du talion, de la réciprocité, est
explicitée à la fois dans le Criton
et au premier livre de la République. Elle
est à chaque fois attribuée « à
la foule», « à la multitude ». Platon
y voit la morale de son temps. Or au nom de cette morale,
il se trouve un personnage que l'on ne saurait considérer
comme juste, un homme qui a volontairement renoncé
à garantir sa protection et à se prémunir
de ses ennemis, et qui semble vouloir troubler la jeunesse
dans l'apprentissage des valeurs communes : Socrate.
Que signifie le fait de mettre en scène des dialogues
entre ces divers interlocuteurs et un tel personnage? Pourquoi
avoir été chercher une figure aussi étrangère
à sa propre société? Celui que l'on pourra
décrire, dans le Gorgias, comme quelqu'un
qui a refusé de « s'assimiler au peuple athénien
», qui a refusé de « devenir semblable»
à ces concitoyens? Socrate constamment mis en scène
face à des étrangers, Protagoras, Hippias, Gorgias,
Céphale, riche Syracusain établi au Pyrée
chez qui se déroule le débat de la République,
est, bien que né à Athènes, le véritable
étranger qui traverse ces dialogues. Il n'y a de ce
point de vue que peu de divergences entre les bons Athéniens,
les Criton, Adimante, Glaucon, Polos et Calliclès,
et les étrangers comme Gorgias ou Céphale :
tous participent de cette morale commune qui ne semble pas
connaître de frontières. Socrate est le seul
exilé, dans sa propre cité.
Or l'exil de Socrate est sans retour: comme il va apparaître
au fil du Gorgias, l'opposition des définitions
de la justice et des modes de vie est irréconciliable.
Socrate ne saurait être un homme juste pour la société
que représentent ces divers personnages. Et cette société
ne saurait trouver grâce aux yeux du personnage de Socrate
: il faut soit se tenir à l'écart, soit la transformer
de fond en comble, sans reste. On pourrait dire que Platon
prend au sérieux, d'un point de vue philosophique,
la mise à mort de Socrate. L'Apologie de Socrate
n'est pas, de ce point de vue, le seul dialogue qui rejoue
le procès. On peut en dire au tant du Gorgias,
comme du Criton ou de la République.
Au-delà de la restitution du procès, il s'agit
de mettre à jour le débat fondamental, le débat
philosophique qui oppose les valeurs de la société
qui a condamné Socrate et celles que Platon attribue
à ce personnage. Ce débat apparaît alors
comme sans issue: aucun compromis n'est possible. L'un ou
l'autre doit mourir. Soit Socrate, comme dans le Phédon,
soit la cité athénienne telle que la perçoit
Platon, dont on fait table rase pour construire une Cité
juste, conforme à la définition de la justice
attribuée au personnage de Socrate - projet mis en
oeuvre dans la République et dans les Lois.
II - L'objet du débat: la rhétorique et la question
de la puissance (dunamis)
Le Gorgias est au centre de cet affrontement. Pourquoi
choisir d'examiner la question de la rhétorique? Les
défenseurs de l'art rhétorique qui sont opposés
à Socrate au cours de ce dialogue, Gorgias, Polos et
Calliclès, voient dans celle-ci la clef de la plus
grande puissance au sein de la cité. Polos parle ainsi
de « grande puissance» ou de « toute-puissance»
(mega dunamis). Il entend par là
une capacité d'action sans limite: avoir la capacité
de persuader quiconque à l'assemblée du peuple
ou au tribunal, faire condamner, exiler, spolier n'importe
qui, décider le peuple à poursuivre telle ou
telle politique. Gorgias se présente ainsi comme un
maître de rhétorique itinérant, passant
de ville en ville pour délivrer aux jeunes gens ambitieux
les moyens de leur réussite politique. En ce sens,
la rhétorique se présente comme la version extrême
de la morale que l'on trouve chez les interlocuteurs de Socrate
dans le Criton ou la République.
Criton se vante d'avoir les moyens de faire sortir Socrate
de prison, moyens financiers et relations. Céphale,
au début de la République, avance que
la richesse est une condition de la justice, car pour être
un homme juste, il faut avoir les moyens de rendre ce que
l'on doit à chacun. Dans cette perspective, la rhétorique
de Polos et Calliclès apparaît comme l'arme suprême
pour agir à sa guise dans la société.
Elle fait de son détenteur l'équivalent d'un
tyran tout-puissant.
Le Gorgias met donc en scène Socrate débattant
avec trois interlocuteurs successifs qui affirment la puissance
de la rhétorique: Gorgias, Polos et Calliclès.
Chacun d'eux est réfuté tour à tour.
L'unité de la réfutation d'un interlocuteur
ou d'une thèse correspond à la découpe
naturelle de la plupart des dialogues platoniciens. On peut
ainsi donc détacher trois premières parties
s'articulant chacune autour de l'entrée en scène
d'un interlocuteur avec la thèse qu'il défend,
jusqu'à la réfutation de celle-ci. On a donc
les trois premières parties suivantes :
- réfutation de Gorgias, 447d-461b(2)
- réfutation de Polos, 461b-481b
- réfutation de Calliclès, 481 b-499b.
Comment ces trois réfutations s'articulent-elles? et
pourquoi le dialogue continue-t -il une fois Calliclès
réfuté (jusqu'en 527 e) ? Les réponses
à ces deux questions sont solidaires l'une de l'autre.
D'une part, chacun des interlocuteurs vient à la rescousse
du précédent, pensant qu'il peut mieux défendre
la même thèse, celle de la puissance de la rhétorique
qui revient donc à chaque fois, amplifiée, de
plus en plus virulente, en trois vagues. Néanmoins,
chacun des interlocuteurs qui vient prendre la relève,
Polos et Gorgias, tour à tour, se trompent sur la nature
des problèmes rencontrés par leur prédécesseur,
et succombent à leur tour. Là où ils
voient un accident de parcours, une concession faite à
Socrate par excès de pudeur, le débat révèle
que c'est la position affirmant la puissance de la rhétorique
qui est fondamentalement instable et qui mène d'elle-même,
par une nécessité interne, à sa propre
contradiction. Il faut ainsi que le dialogue dure après
la réfutation du dernier interlocuteur, car c'est à
Socrate qu'il revient de présenter la solution aux
problèmes posés lors des réfutations
successives des prétentions de la rhétorique
et auxquels celle-ci ne saurait faire face d'elle-même.
Quelles sont donc les prétentions de chacun des interlocuteurs?
Et pourquoi les mènent-elles toujours à la contradiction?
III – Les fondements de l'art politique : l'art (tekhnè)
et le devenir de l'âme
Socrate procède à une réfutation de chaque
interlocuteur. Le principe de la réfutation socratique,
telle qu'elle est mise en oeuvre dans les dialogues de Platon,
consiste à montrer à l'interlocuteur qu'il s'est
lui-même placé dans une contradiction: ce dernier
avance simultanément des affirmations incompatibles.
Cela signifie que le personnage de Socrate se bat sur le terrain
de l'adversaire, avec les armes de celui-ci. Ce point est
d'une grande importance dans l'évaluation du débat
qui se dégage au fil du Gorgias.
Gorgias revendique la « puissance» de la rhétorique,
puissance de persuader en toutes circonstances. Or il fonde
cette puissance sur un savoir, qu'il se dit détenir
et enseigner. Ce sont ces deux affirmations qui vont s'avérer
incompatibles : la revendication d'une puissance illimitée
et la volonté de fonder cette puissance sur un savoir
véritable. Afin de décrire le mouvement global
du Gorgias, on pourrait dire que l'on suit tour à
tour ces deux lignes de revendication, pour en révéler
les faiblesses: on examine avec Gorgias la prétention
de la rhétorique au titre de savoir, et avec Polos
et Calliclès, la revendication de la puissance. Il
apparaît au total que l'alliance du savoir et de la
puissance doit être pensée sur d'autres fondements
que ceux que procurent la rhétorique: il revient à
Socrate, au terme du parcours, de poser ainsi les bases d'un
véritable art politique, fondant la puissance (capacité
d'action) sur le savoir.
L'entretien avec Gorgias permet de préciser les caractéristiques
que doit nécessairement posséder un savoir tel
que le revendique l'orateur, à savoir une «
tekhnè », terme que l'on traduit souvent,
dans le contexte de la présente discussion, par le
terme français « art », entendu au sens
de l'expression française « arts et métiers
», c'est-à-dire au sens d'une compétence,
d'un savoir spécialisé (cf. Vocabulaire). Deux
caractéristiques principales apparaissent : un art
se caractérise par une « puissance », une
capacité d'action précise, d'une part, et, d'autre
part, l'art est la connaissance d'un objet précis.
Le médecin a la capacité de soigner, et il sait
ce que c'est que la maladie et la santé dans un corps.
L'art confère donc bien une puissance, au sens de capacité
à accomplir certaines actions précises, mais
non pas au sens d'une capacité à pouvoir tout
faire: la puissance d'un art est nécessairement liée
à la deuxième caractéristique, c'est-à-dire
au fait qu'un art est une connaissance limitée à
un objet précis. Or l'orateur veut étendre son
art, la rhétorique, à tous les objets et exercer
sa puissance de persuasion sur tous les sujets. Plus précisément,
c'est sur la question de la justice que la contradiction apparaît
le plus nettement : c'est à la fois l'objet que revendique
Gorgias (l'orateur persuade de ce qui est juste) et ce que
la puissance revendiquée contredit (on peut persuader
de tout).
Polos, afin de sortir de cette contradiction, laisse de côté
la revendication de l'art, pour se concentrer sur celle de
la puissance, magnifiée en « toute-puissance
», qui fait de l'orateur l'égal du tyran, libre
de faire tout ce qu'il lui plaît, suivant son bon plaisir,
dans la Cité - que son action soit juste ou injuste.
Là encore, Socrate accepte le terrain choisit par Polos,
et retourne l'argumentation de ce dernier, d'une manière
particulièrement paradoxale, en affirmant que le tout-puissant
ne peut en réalité rien du tout. Beaucoup de
lecteurs du Gorgias se sont interrogés sur
le sérieux d'une telle affirmation. Ne s'agit-il pas
d'une simple provocation? On peut penser qu'il faut au contraire
y lire l'expression même de la stratégie que
Platon prête ici au personnage de Socrate: venir sur
le terrain de l'adversaire, celui de l'efficacité,
celui du calcul de l'avantage que l'on peut tirer pour soi
de chaque situation, et l'y défaire avec ses propres
armes - ou mieux, retourner ses armes contre ce dernier. On
accepte de débattre en termes de pouvoir et de puissance,
en termes utilitaristes d'avantage et de désavantage,
pour montrer à l'adversaire qu'il ne sait rien de la
puissance et qu'il se fourvoie tout à fait dans le
calcul de ses propres intérêts.
C'est dans la discussion avec Polos qu'apparaît alors
le deuxième grand principe, après celui du savoir
(tekhnè), sur lequel se fonde la réfutation
de la rhétorique: l'âme et son devenir. Si Polos
se trompe dans le calcul de l'avantage, c'est qu'il omet la
dimension de l'âme, des effets subis par l'âme
de celui qui exerce la toute-puissance. C'est grâce
à cette omission que Polos peut croire l'injustice
avantageuse. Si l'orateur tout-puissant «ne peut rien
», c'est avant tout parce qu'il ne mesure pas l'effet
de son action, qu'il ne comprend pas qu'il se frappe en réalité
lui-même à chaque fois qu'il frappe son prochain
- se faisant subir quelque chose qui lui est dommageable à
chaque fois qu'il est l'agent d'une action injuste. Cette
réponse est fondée sur une analogie essentielle
à l'argumentation de Socrate dans le Gorgias:
une analogie entre le corps et l'âme, entre la santé
du premier et la justice de la seconde. De même que
le corps peut être en bonne santé, devenir meilleur
ou plus mauvais de ce point de vue, l'âme peut être
juste, devenir meilleure ou plus mauvaise de cet autre point
de vue. L'analogie entre santé et justice est au fondement
de la philosophie politique de Platon: c'est elle qui permet
d'affirmer que l'injustice est un mal pour l'âme, et
c'est encore elle qui permet de penser l'art politique véritable
comme une médecine de l'âme.
C'est donc encore la contradiction entre puissance et justice
qui mène Polos à la contradiction. Calliclès
prend alors la relève, cherchant à se débarrasser
de la contradiction en affirmant que la puissance, la domination,
est la source même de la justice: il est juste que les
puissants dominent les moins puissants. Calliclès est
alors dans la nécessité de définir la
puissance indépendamment du savoir (puisqu'il ne veut
pas limiter ce pouvoir à un objet précis). Il
choisit de le faire par la capacité la plus grande
à éprouver les plus grands plaisirs. Il affirme
ainsi un hédonisme radical: tout plaisir est un bien
et seul le plaisir est un bien, c'est-à-dire ce qui
est avantageux. Socrate accepte encore le terrain choisit
par l'interlocuteur, afin de démontrer l'incapacité
de l'hédonisme radical à permettre définir
un critère du bon et du mauvais, de l'avantageux et
du nuisible. Cette réfutation laisse finalement apparaître
à nouveau la nécessité de prendre en
compte le devenir de l'âme pour réaliser un calcul
correct de l'avantage et du désavantage.
Au total, il apparaît impossible de dissocier la puissance
politique véritable d'un art qui prenne en compte le
tout de l'être humain, sans oublier l'âme, et
qui puisse déterminer quelle action est bonne ou mauvaise
pour l'âme de celui qui l'accomplit ou de celui qui
la subit. C'est la définition d'un tel art politique
que Socrate met en place dans la dernière partie (499b-527e),
après avoir réfuté Calliclès.
Il pose ainsi les fondements de la réflexion politique
que déploie la République: un art politique
qui ait pour objet la transformation des âmes et qui
seul pourrait exercer une véritable puissance, fondée
sur le calcul correct de ce qui est véritablement avantageux
et nuisible pour la santé des âmes.
Le Gorgias, dans sa structure même, mime donc
le mouvement de bascule qu'il prépare, de la Cité
athénienne démocratique vers la Cité
juste que décrit la République. À
travers l'instabilité qui caractérise les positions
de ces interlocuteurs, incapables d'éviter la contradiction
interne, et se renversant finalement dans la position présentée
par Socrate, c'est l'instabilité fondamentale d'un
régime fondé sur l'opinion et le plaisir qui
se fait jour. Ce régime, où Socrate, seul représentant
de l'art politique véritable, est un exilé intérieur,
vit selon une règle (le calcul opportuniste de l'avantage
et du désavantage) qui lui échappe, et que seule
l'art finalement dévoilé au bout du compte par
Socrate permettrait véritablement d'appliquer. Le Gorgias
fonde la réflexion politique sur la recherche des causes
et des effets: la société qui a tué Socrate
ne sait pas ce qu'elle fait, ne sait pas quels effets découlent
de quelles actions. Elle ne sait en particulier pas ce que
peut faire et ce que peut subir une âme. Le renversement
platonicien à l'oeuvre dans le Gorgias consiste
précisément à remettre la politique à
l'endroit, en lui donnant pour objet de contrôler les
effets subis par les âmes et de produire en elles l'ordre
qui convient à leur nature.
Notes :
(1) En ce qui concerne le contexte historique du Gorgias,
la question de la date de composition et de la date dramatique
de cette oeuvre, on se référera par exemple
à la préface de Monique Canto, Gorgias,
GF-Flammarion, Paris, 1987, en particulier à partir
de la page 46.
(2) Nous nous référons au texte de Platon dans
la pagination de l'édition de référence
(Henri Estienne, 1578) à laquelle renvoient toutes
les éditions de Platon. Chacun peut ainsi se rapporter
à J'édition qu'il consulte. Sauf mention spéciale,
toutes les citations de Platon, en français, sont notre
propre traduction. Nous nous référons au texte
grec établi par J, Burnet, Platonis Opera,
Oxford, 1903, vol. III.
Arnaud Macé,
Ancien élève de l'École Normale Supérieure
de Fontenay- Saint Cloud
ATER à l'ENS de Lyon
Platon, Gorgias, Éditions
Ellipses, Paris 2003, pp.7-14
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