I. VIE ET PHILOSOPHIE
A. Théologie et philosophie
La religion et la philosophie sont si puissamment liées
dans l'oeuvre de Hegel, la théologie chrétienne
à ce point identifiée au système, à
l'idée systématique elle-même, que ceux
qui, après lui, comme Nietzsche ou Feuerbach, chercheront
à rétablir l'athéisme dans ses droits
devront d'abord s'évertuer à dissocier philosophie
et religion, et à rejeter par là même
l'idée d'une philosophie systématique. L'entreprise
philosophique de Hegel procède tout entière
dela conscience aiguë que la réconciliation du
fini et de l'infini, du particulier et de l'universel, de
l'existence etde l'essence> qui a lieu dans la religion
chrétienne, excède le cadre étroit de
ce qui peut être pensé à l'aide des méthodes
et des catégories mises en oeuvre jusqu'alors dans
les formes historiques de la philosophie.
La lecture des Leçons sur l' histoire de
la philosophie montre qu'aucun des auteurs dont
Hegel commente la doctrine - sauf peut-être Jacob Boehme
(qui n'est pas un philosophe !) - n'échappe au reproche
d'avoir aspiré à ce point de réconciliation,
de l'avoir même atteint, pour ensuite rechuter dans
un mode de penser inapproprié à sa vraie compréhension.
Comme si l'histoire entière de la philosophie avait
reconnu dans l'unité suprême du fini et de l'infini
son seul et vrai but que l'entreprise philosophique elle-même,
par sa nature même, ne pouvait que trahir et repousser
hors de soi dans l'effort même par lequel elle tentait
de le réaliser. En ce sens, Hegel est plus philosophe
que théologien: il s'agit pour lui de faire parvenir
à la philosophie, et donc à l'intelligence et
à la conscience de soi, ce qui s'est d'abord présenté
dans la religion, et, à cette fin, d'inventer et de
réaliser une nouvelle forme du penser philosophique,
qui ne pourra peut-être servir qu'en retour la théologie
chrétienne en lui fournissant les moyens conceptuels
de se rendre intelligible le contenu même de la Révélation,
sans le figer et l'altérer dans les formes du savoir
abstrait hérité des philosophes.
B. L'effectif et le rationnel
Dieu, c'est-à-dire l'effectivement réel, est
vie, acte infini de se différencier et de faire retour
à soi. La philosophie hégélienne, en
tant qu'elle cherche à saisir conceptuellement, c'est-à-dire
rationnellement, cette vérité révélée
du christianisme, est une philosophie de la vie. Au §
6 de l'Encyclopédie, Hegel
désigne comme but final et suprême de sa philosophie
la réconciliation de la raison consciente d'elle-même,
du penser philosophique, avec la raison qui est, avec l'effectivité,
c'est-à-dire avec la vie divine. À cette fin,
la raison doit perdre son caractère de faculté
psychologique et seulement subjective de surplomb et d'abstraction
par rapport à une réalité effective réduite
à la signification d'un donné objectif d'origine
empirique.
Commentant la fameuse proposition de l'avant-propos de ses
Principes de la philosophie du droit, à
savoir que ce qui est rationnel est effectif et ce qui est
effectif est rationnel, Hegel explique, en effet, que la pensée
rationnelle n'a pas pour vocation de produire des chimères
coupées du réel, et que la vraie réalité
n'est ni l'existence contingente ni la simple réalité
présente. En d'autres termes: il y a une rationalité
immanente, interne, à ce qui est effectif, qui est
vie, et même vie divine; et la pensée rationnelle
du philosophe a pour tâche d'épouser cette rationalité
immanente de la vie divine, de la présenter dans l'élément
de la pensée, ou, mieux encore, de devenir elle-même
cette vie. Or, la vie fait d'abord éclater toutes les
définitions, toutes les distinctions, toutes les oppositions
figées que pose l'intelligence dans son effort pour
repenser la vie, et que les philosophies traditionnelles retiennent
comme décisives - celles de l'esprit et de la matière,
de l'âme et du corps, de la liberté et de la
nécessité, etc., qui ont toutes finalement pris
la forme de l'opposition du sujet et de l'objet. Dire que
la vie les fait éclater, c'est dire qu'à la
fois elle les produit, éclate elle-même en ces
différences, et les fait éclater, c'est-à-dire
les supprime; à la fois les fait surgir et les efface
dans l'unité d'un même mouvement. La raison aura
donc pour tâche, afin d'accomplir le projet philosophique
d'une intelligence de la vie, de coïncider avec cette
vitalité de la vie, de l'incorporer à soi, d'accompagner,
de produire et de dissoudre en soi ces diversifications multiples
et incessantes, posées et reniées, par lesquelles
elle se déploie.
Dans son premier ouvrage publié, la Différence
des systèmes de Fichte et de Schelling, Hegel
affirme cependant que l'unique intérêt de la
raison est de supprimer les oppositions fixées par
l'entendement*. Il faut passer par l'allemand: «entendement»»
traduit le substantif Verstand construit
à partir du verbe «verstehen».
Les verbes français, par lesquels on traduit d'ordinaire
l'acte de verstehen, les verbes
«comprendre» ou «entendre », expriment
mal l'idée quasi sensible enveloppée dans le
mot allemand: littéralement, l'acte de faire passer
- ver- - dans un état stationnaire,
de rendre statique, de figer et d'isoler une détermination
par la pensée sous la forme d'une chose inerte et extérieure
- stehen veut dire ««se
tenir debout»», pour ainsi dire, immobile au milieu
des choses. C'est une caractéristique commune à
toutes les philosophies de la vie que de reconnaître
dans la vie une puissance infinie de création de formes,
et donc, en elle, une double tendance, soit à la création,
qui implique qu'clle ne s'arrête à aucune forme,
et dissolve ses propres produits dans une éclosion
toujours nouvelle de formes; soit à la formation, c'est-à-dire
à se fixer et à se scléroser dans telle
ou telle forme déterminée.
La puissance de ce que Hegel, par opposition à l'entendement,
appelle la raison, consiste à tenir dans l'unité
ces deux aspects de la vie, celui de la fixation, de la limitation,
et de l'illimitation, de la dissolution: elle est la puissance
vitale d'unir l'identité à soi d'un même
mouvement qui ne s'arrête à aucun objet déterminé
et la différenciation qui implique des stations, des
divisions et des figures déterminées. Aussi
l'entendement n'est-il pas tant critiqué parce qu'il
divise la vie et opère des limitations, marque des
oppositions et des différences, que parce qu'il éternise
ces particularisations.
Si l'intérêt de la raison est pour Hegel, d'abord,
de dissoudre la fixité, pour restaurer la vie dans
son dynamisme, toutefois cet intérêt ne signifie
pas que la raison s'oppose absolument à l'opposition
et à la limitation, puisque celles-ci sont un facteur
de la vie, qui se façonne par de perpétuelles
oppositions; et, comme nous l'avons vu, la totalité
du processus vital n'est possible qu'en se restaurant au sein
de la suprême division: l'unité de la viedivine
- est autodifférenciation, division d'avec soi et retour
sur soi dans et par la division, qu'elle requie1t donc absolument.
L'entendement n' est en conséquence condamné
que dans la mesure où il durcit les limitations par
lesquelles la vie se développe, et autonomise la nécessaire
production de formes déterminées, qui dans la
totalité du processus vital est solidaire de la dissolution
de toute limitation.
On comprendra, au moins négativement, l'exigence de
fonder un nouveau type de rationalité approprié
à la vie ainsi définie en se rappelant que Descartes,
ayant rationnellement distingué l'âme et le corps
avant d'affirmer leur union de fait dans le sentiment du corps
propre, évoquait l'hypothèse, pour lui impossible
à réaliser, d'une rationalité susceptible
d'envelopper dans une même unité la séparation
de ce qui est un et l'unité de ce qui est séparé.
C'est cette hypothèse que Hegel cherche à réaliser
en produisant le concept d'une raison à la fois opposant
et intégrant à soi l'activité séparatrice
de l'entendement - c'est-à-dire de la rationalité
classique.
II. LA DIALECTIQUE
A. L’entendement
On aurait cependant tort de réduire l'hégélianisme
à ce conflit de l'entendement et de la raison. D'abord
parce que c'est précisément le propre de la
pensée d'entendement insurgée contre la raison
que de penser en termes de dualité et d'oppositions
figées, ensuite parce que le sens même de l'entreprise
conceptuelle hégélienne, dans son effort de
coïncidence avec l'oeuvre réconciliatrice de la
vie, est, sur ce point, justement de penser la possibilité
d'un retour de l'entendement à la raison; et il est
tout aussi vrai que Hegel ne manque jamais de s'en prendre
aux philosophes, qui, comme Jacobi, se complaisent à
déprécier l'entendement.
Si la raison aprioritairement pour intérêt de
dissoudre les fixités posées comme indépassables
par l'entendement, celui-ci ne saurait être tenu pour
responsable de cette inertie de la pensée figée
dans des oppositions qu'elle ne parvient pas à surmonter.
C'est à la raison, et à elle seule, qu'est imputable
le maintien des fixités. Si l'entendement s'empêtre
dans d'insurmontables oppositions comme celles de l'âme
et du corps, de l'esprit et de la matière, de l'universel
et du particulier, de l'essence et de l'existence, de l'intérieur
et de l'extérieur, c'est, en effet, uniquement parce
que, pour ainsi dire, la raison se relâche, agit contre
elle-même, méconnaît son propre intérêt
et va même, selon l'expression de Hegel, jusqu'à
s'évanouir face aux déterminations durcies par
l'entendement qu'elle laisse subsister.
Mieux encore, dans la Science de la logique, Hegel
explique que, non seulement l'entendement doit être
disculpé du durcissement des oppositions qu'il instaure,
mais que, abandonné à son mouvement naturel
par une raison évanouie et absente, qui pour ainsi
dire, lui laisse la place libre, il aiguise et simplifie à
l'extrême ces oppositions figées, les spiritualise
à tel point, qu'il finit par leur conférer la
faculté même de se dissoudre. Comme nous l'avons
vu à propos de la mort du Christ, l'extrême de
la finitude, de la limitation, comme tout sommet, est en même
temps le point ultime d'une ascension à partir duquel
s'amorce un déclin. L'entendement oeuvre de lui-même,
et malgré lui, en faveur de son propre effacement dans
la raison. Ce que nous avons déjà pressenti
en évoquant la manière dont Descartes, ayant
durci à l'extrême l'opposition de l'âme
et du corps d'une part, l'opposition de cette opposition et
de l'unité vécue de l'âme et du corps
d'autre part, en vient, malgré lui, à formuler
l'exigence d'une pensée dialectique capable d'unifier,
c'est-à-dire de dissoudre, l'opposition déterminée
des déterminités séparées -l'âme
et le corps - et de leur unité.
En bref, non seulement l'entendement ne prospère que
grâce à l'évanouissement de la raison,
mais sa prospérité même est ce qui ouvre,
comme sur un au-delà de lui-même, sur l'apparition
même de la raison: la raison ne commence qu'à
partir de l'apogée de la pensée d'entendement,
qui, en conséquence, sert d'elle-même et à
son insu l'intérêt de la raison. Autant dire
que la raison commence avec l'entendement qui y conduit en
produisant et en exacerbant des limitations et des différences
qui par là même se dissolvent; de sorte que Hegel
se trouve fondé, en fin de compte, à refuser
entièrement la séparation de l'entendement et
de la raison.
B. Raison dialectique et raison spéculative
Les §§ 79 à 82, par lesquels Hegel clôt
l'Introduction à la Science de la logique
dans l'Encyclopédie, permettent
de restituer à l' entendement sa vraie place au sein
du tout de la pensée rationnelle en laquelle s'explicite
la vie divine. La philosophie vise à porter à
la conscience de soi et à l'intelligence la vitalité
qui définit en propre l'être effectif, l'être
le plus effectif qu'est Dieu. Elle vise à la coïncidence
de la pensée et de l'être, qui est vie. Or, cette
vie, nous l'avons vu, est trinitaire. Le développement
de cette conscience de soi de la vie, de ce que Hegel appelle
le Concept, sera, en conséquence, lui aussi trinitaire.
Dieu (c'est-à-dire la raison qui est, ou l'effectif-rationnel)
: 1) se différencie de lui-même en s'opposant
à lui-même une nature finie, produisant par là
l'opposition abstraite du Père et du Fils; 2) dissout
cette opposition et cette abstraction du fini dans l'Incarnation;
3) fait retour à soi comme Esprit, à travers
le retour du fini en lui.
De même le Concept - la raison consciente d'elle-même,
ou le rationnel-effectif - se déploie selon trois moments:
1) comme entendement, ou raison finie, il est un penser déterminant
et différenciant, 2) comme raison dialectique, il est
l'acte par lequel ces déterminations finies se suppriment
elles-mêmes, 3) comme raison spéculative, il
saisit ce qui est affirmatif dans la dissolution des déterminations
d'entendement : il donne à cette dissolution en même
temps la valeur d'un accueil dans l'imité concrète,
c'est-à-dire différenciée, du penser.
Par là les déterminités finies, les limitations
produites et exacerbées par l'entendement, font retour
au tout de la pensée rationnelle, qui se 'comprend
elle-même, et comprend le vrai, comme le tout du processus
d'autodifférenciation qu'a amorcé l'entendement
et dont la dialectique est proprement l'âme motrice.
Par là, le rationnel se sait effectif et est effectif,
c'est-à-dire se sait vie et vit cette vie. La philosophie
de la vie, comme pensée de la vie, se réalise
dans une pensée vivante, dans cette vie du Concept.
La distinction de ces trois moments ne doit pas toutefois
nous induire en erreur. De cette trinité du Concept
il faut dire, en effet, la même chose que ce que nous
avons dit de la Trinité divine. À savoir qu'elle
est essentiellement une communauté d'échange,
réalisée dans l'unité d'un circuit réflexif.
Chacun des trois moments n'a de consistance que par son rapport
aux deux autres au sein d'un processus total; il n'y a pas
là trois moments, au sens temporel du terme, aucune
succession, pas d'avant ni d'après. Il n'y a pas là
trois opérations successives, mais un seul et même
acte de la raison.
Au § 81 de l'Encyclopédie,
Hegel souligne que la dialectique est la nature propre, véritable,
des déterminations d'entendement, et du fini en général,
l'acte par lequel le caractère limité de ces
déterminations se représente tel qu'il est,
c'est-à-dire comme leur négation. Il ajoute
que dans la dialectique seule réside la véritable
élévation au-dessus du fini, l'élévation
qui n'est pas extérieure, en ce sens qu'elle ne consiste
pas dans la pure négation abstraite du fini, mais,
comme la Verklärung religieuse,
associe à sa négation sa conservation. L'acte
dialectique ne vient donc pas s'ajouter à celui de
l'entendement, pas plus que l'acte spéculatif ne S'ajoute
à celui de la dialectique: l'acte total de la raison
est à la fois et inséparablement un acte d'exacerbation
des déterminations finies, d'autodissolution de ces
déterminations, et un acte positif d'auto-affirmation
de l'unité du penser rationnel comme vie.
On peut, à vrai dire, à peine distinguer un
commencement, un processus ou un résultat: de même
que dans la mort du Christ, sont intimement conjoints l'extrême
de la finitude, la suppression du fini et sa résurrection,
de même, dans l'acte unitaire de la raison hégélienne,
sont confondus l'acte de finitisation extrême des contenus
de pensée, l'acte dialectique de suppression du fini
et l'acte spéculatif de restauration spirituelle du
fini. La raison est Une, constituée par le rapport
d'échange infini en elle-même entre elle-même
et elle-même comme raison finie, dialectique ou spéculative.
Jean-Christophe Goddard, Professeur à l'Université
de Poitiers
Membre du Centre de Recherches sur Hegel et l'Idéalisme
Allemand de Poitiers
Hegel et l'hégélianisme,
Chapitre 3, Dossier 5, pp. 32-37,
Éditions A. Colin, Paris, 1998, 95 pages
|