Définition proposée par François DAGOGNET,
Professeur Émérite de Philosophie,
Université de Paris I - Sorbonne
« Nul n’ignore la trilogie : la nation,
la patrie, l’État.
Si la nation désigne à la fois un territoire avec
ses frontières ainsi qu’une culture propre à
un peuple, la patrie en souligne le côté passionnel,
affectif (l’amour de son sol comme de ses manières
d’y vivre). L’État incarne la façon dont
il fonctionne, puisqu’il faut bien déléguer
à un ou à plusieurs l’exécutif ou le
gouvernement.
Si un État ne s’impose pas à une communauté
de quelques-uns (ils décideront ensemble de leur avenir comme
de leur gestion en tant que groupe), il devient indispensable dès
que nous entrons dans une large société : nous devons
remettre à quelques-uns ou à un seul le soin de gérer
le tout et de veiller à l’application des lois, ainsi
qu’au maintien de la paix civile. Nous ne pouvons pas être
consultés tous, à tout moment, force est donc de prévoir
un organe chargé de ce travail – la charge de représenter
la nation comme d’en assurer le développement.
Mais cet État va se heurter à des difficultés
inextricables :
1. D’abord la loi ne dépend pas de
celui ou de ceux qui gouvernent ; s’imposent le partage des
pouvoirs, leur division ; en principe, il n’appartient qu’au
peuple d’en décider, ou probablement à l’Assemblée
de ses représentants ; et même la Constitution, dans
les pays démocratiques, exige qu’un seconde chambre
jouxte la précédente et puisse la modérer (le
bicaméralisme). L’État en perd de son importance,
il se borne au respect de ce qui aura été voté
(la démocratie à teinte parlementaire). Et si l’État
déborde de son rôle, afin de décider plus vite,
nous subissons le commencement d’une dictature, puisque nous
perdons la possibilité d’un régulateur et d’un
contrôle. Que voulons-nous, pour l’État ? Ou
bien la célérité et la puissance, ou bien la
franche subordination de l’exécutif au législatif.
2. À l’intérieur de ce système,
nous hésitons encore et nous nous interrogeons : est-ce que
l’État, encore que ses pouvoirs aient été
déjà limités, sera confié à un
seul ou à plusieurs (sorte de triumvirat, par exemple) ?
D’autre part, si nous raccourcissons la durée de son
règne, nous l’affaiblissons, et un État diminué
compromet la vitalité de la nation. Mais nous lui accordons
du temps, nous retombons dans les dangers que nous avons préalablement
évités, celui de l’abus d’autorité,
la confiscation de la volonté générale, un
nouveau Léviathan.
3. L’État implique toujours un système
électoral ; imaginons qu’il recoure au référendum,
demandant à tous les citoyens leur jugement ; la manière
dont la question est posée, la façon de comptabiliser
les résultats, l’ensemble du contexte, modifient le
sens de la réponse. Et quant au choix de détenteur
du pouvoir (l’élection), opéré à
travers le vote de tous, il nous laisse réservé, tant
les circonstances de la consultation pèsent sur elle.
Finalement, il nous faut, pour notre nation moderne, un gouvernement,
un pouvoir fort mais, en même temps, limitons-le, encadrons-le,
surveillons ses décisions. Nous ne savons pas échapper
à cette aporie ; trop d’État nous écrase,
mais son manque nous perd.
Aujourd’hui, plus qu’hier, nous sommes enfermés
dans la contradiction. L’idée de nation est malmenée
actuellement, parc de qu’elle a été arrêtée
lorsque les échanges et les moyens de communication se cantonnaient
dans une relative proximité. Désormais, nous devons
abandonner ces restrictions ; nous appartenons à un vaste
ensemble sociocritique (l’Europe). Arrive le moment où
l’exécutif suivra, avec des fonctions plus lourdes
mais aussi son éloignement par rapports aux sujets. Le divorce
nation/État s’intensifiera.
Comment à la fois condamner l’anarchie (certains souhaitent
la mort de l’État) et un État aux prérogatives
régaliennes (les jacobins qui lui accordent trop) ? Où
se situe l’équilibre ?
François DAGOGNET
100
mots pour commencer à philosopher, p.86-88
Édition : Les empêcheurs de penser en rond / Le Seuil,
Paris, 2003
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