Introduction
:
De la croyance-opinion à la croyance-foi,
l'énigme du "tenir-pour-vrai"
La notion de croyance n'appartient pas au vocabulaire spécialisé
de la philosophie, ni même à celui des sciences humaines,
au sens large ; elle est présente dans la langue la plus
courante, et le caractère fréquentatif du terme semble
présupposer l'évidence de sa signification. Or, il
apparaît, à l'examen, que cette notion a pourtant connu
des fluctuations de sens considérables dans l'histoire de
la pensée. Sous bénéfice d'inventaire, il semble
légitime, et prudent, de voir dans ce constat l'indice d'une
difficulté intrinsèque peu commune pour ce qui concerne
l'assignation sémantique du terme . Nous pouvons ici prendre
à témoin, parmi beaucoup d'autres penseurs, le philosophe
Hume, qui avoue lui-même la difficulté
qu'il éprouve à cerner le sens de cette notion : "Cette
opération de l'esprit qui produit la croyance à un
fait, écrit-il, a été jusqu'ici, semble-t-il,
l'un des plus grands mystères de la philosophie ; personne
toutefois n'a été jusqu'à soupçonner
qu'il y avait quelque difficulté à l'expliquer. Pour
ma part, je dois l'avouer, j'y trouve une difficulté considérable
; même quand je pense comprendre parfaitement le sujet, je
suis à la recherche de termes pour exprimer ce que je veux
dire. "
De fait, la première difficulté présentée
par la notion de croyance réside dans sa polysémie.
En effet, dans son acception la plus générale, le
terme recouvre l'idée d'un acte de l'esprit consistant à
affirmer la réalité ou la vérité d'une
chose ou d'une proposition, et ce, en l'absence de certitude attestée
par l'existence d'une preuve. Ce dernier élément,
l'absence de preuve, constitue un critère de différenciation
capital permettant de distinguer la croyance d'autres attitudes
mentales : ce qui caractérise en effet la croyance est toujours
a minima l'absence ou l'impossibilité d'une justification
rationnelle de la thèse à laquelle on adhère.
Le caractère rationnellement "injustifié"
de la croyance constitue à n'en pas douter la détermination
minimale à partir de laquelle cette notion se laisse décliner
; et cette déclinaison donne la mesure du flottement sémantique
de la notion. En effet, le vocable de croyance oscille d'un sens
usuel, appartenant au langage courant, où le terme s'identifie
à la simple opinion (croire que ...) , à une acception
comportant une connotation religieuse plus marquée, et où
le terme de croyance rejoint celui de foi (croire en...).
Cette double référence donne la mesure de l'éclatement
sémantique de la notion, pour ainsi dire écartelée
entre le lexique épistémologique de la croyance-opinion
, et celui, religieux et théologique, de la croyance-foi
; cette variation lexicale recoupe l'opposition entre deux registres
axiologiques ,véhiculant des estimations valorielles implicites
diamétralement opposées, parce que tantôt négatives
(l'opinion est généralement jugée négativement
dans un système épistémologique et ontologique
où elle s'oppose au savoir et à la science ), tantôt
positives ( la foi se trouvant quant à elle appréhendée
positivement dans un système de valeurs à caractère
religieux).
Même si la notion de croyance n'est pas directement dérivée
du verbe "croire" , celui-ci manifeste plus clairement
encore la diversité de sens qu'il véhicule. Le verbe
croire peut en effet se décliner de différentes manières,
et ces différences d'usage, à caractère grammatical,
emportent avec elles des conséquences sémiologiques
importantes . Ainsi, comme nous venons de le voir, il est possible
de dire : "croire que..." ; "croire à...",
"croire en..." ; or ces occurrences varient dans une proportion
considérable, quant à leurs implications sémantiques.
Si je puis croire à peu près n'importe quoi (sur le
mode du : "croire que.."), "croire à .."
m'engage déjà beaucoup plus, car présuppose
un investissement personnel plus accentué par rapport à
l'objet de ma croyance. Mais c'est l'expression "croire en...",
qui marque le plus haut degré d'investissement de la croyance,
et connote à la fois la force de l'engagement personnel et
la valeur de ce en quoi l'on croit. Comme le remarque P.
Ricoeur : "A une extrémité donc - le
croire que... -, la croyance se dilue et s'exténue en deçà
même de l'opinion plus ou moins fondée, pour rejoindre
la conjecture la plus hasardeuse et la plus gratuite, l'impression
la moins contrôlée. A l'autre extrémité
- celle du croire en... - , la croyance désigne non seulement
un haut degré subjectif de conviction, mais un engagement
intérieur et, si l'on peut dire, une implication de tout
l'être dans ce en quoi ou celui en qui l'on croit."
A cette première indétermination s'en ajoute une autre,
qui tient à l'usage même du terme, selon qu'il est
utilisé au singulier ou au pluriel : le sens de la croyance
n'est pas tout à fait le même que celui des croyances
; au singulier, on entend par croyance "chez un peuple, une
civilisation, une époque, l'objet même de la persuasion
commune ou de la conviction intime ; la croyance, c'est ce que l'on
croit, et, pour autant que croire c'est être persuadé
qu'une chose est vraie, réelle, on désignera communément
par croyance les diverses conceptions de la réalité
qui sont ainsi professées." La croyance peut ainsi désigner,
ce qui constitue une première source de malentendu, aussi
bien l'acte de croire que l'objet de la croyance ; la croyance recouvre
à la fois le "croire" et le "cru", l'activité
mentale du "croire" et le résultat figé
de cet acte, de ce mouvement psychique, comme "croyance-objet".
C'est de ce dernier sens que relèveront par exemple l'idéologie,
ou encore les croyances religieuses, cosmologiques, mythologiques,
magiques, politiques, etc.
C'est cette double détermination qui doit nous servir de
guide dans cette première approche de la notion de croyance,
si nous voulons du moins tenter d'en résorber la plurivocité
par un travail de clarification conceptuelle. En vérité,
il nous faut préciser ici, d'entrée de jeu, que notre
analyse portera essentiellement sur le "croire", le crédit,
la confiance accordée à quelque chose ou à
quelqu'un, et non pas aux croyances constituées, qui, dans
leur infinie diversité dans l'espace et le temps, découragent
l'analyse ; les limites du présent travail nous interdisent
bien évidemment de procéder à une quelconque
recension de l'infinité des croyances, du point de vue de
leur contenu (il est après tout possible, et l'histoire l'a
surabondamment montré, de croire en n'importe qui et à
n'importe quoi ) ; et c'est donc l'acte de croire en lui-même
et par lui-même qui nous retiendra ici. Ajoutons qu'en tout
état de cause, les croyances ne tiennent leur existence,
c'est-à-dire la condition de leur possibilité, que
de la croyance, en tant qu'acte intellectuel visant de manière
spécifique son objet.
Le point important ici tient au fait que, dans son acception la
plus générale, la croyance désigne une attitude
mentale d'acceptation ou d'assentiment qu'accompagne un sentiment
de persuasion, ou de conviction intime. La croyance porte sur des
propositions ou des énoncés qui sont tenus pour vrais.
C'est sans doute ce "tenir-pour-vrai" qui constitue à
la fois le noyau de sens de la notion de croyance, et la raison
de sa plurivocité. Sans doute pouvons-nous considérer
une telle polysémie comme l'indice d'une ressource de sens
infiniment riche de l'idée même de croyance, beaucoup
plus que la marque de son indétermination foncière.
Du moins sommes-nous fondés à considérer que
les croyances sont nécessairement secondes par rapport à
la croyance, c'est-à-dire à la possibilité
même de croire, d'accorder foi, créance, crédit,
confiance ; certes, un usage courant du terme de croyance tend insidieusement
à l'assimiler à telle ou telle croyance constituée.
Il n'en résulte pas que la croyance soit de même nivau
que les croyances ; comme le remarque P. Ricoeur
: "la croyance tend à se confondre avec la foi religieuse
ou avec les conceptions religieuses, dans la mesure où celles-ci
sont à la base des croyances portant sur l'existence de quelque
réalité et des croyances portant sur le caractère
de légitimité et d'obligation des règles de
vie. Mais cette croyance-objet, ajoute P. Ricoeur,
si l'on peut ainsi parler, n'efface pas un sens plus ancien, et
sans doute plus fondamental, selon lequel la croyance est l'action
même de croire, le crédit, la confiance accordée
à quelque opinion ; c'est alors le pôle subjectif de
la persuasion ou de la conviction qui est ainsi souligné
; le mot, plus volontiers employé au singulier, dit alors
l'engagement de l'homme dans la persuasion qu'il a qu'une chose
est vraie ou réelle."
L'énigme de la croyance réside bien en cet acte de
croire, c'est-à-dire de "tenir-pour-vrai", et c'est
à tenter de comprendre le sens de cette position mentale
que nous nous attacherons dans cet ouvrage, beaucoup plus qu'à
un quelconque recensement des contenus de croyance. Il semble d'ailleurs
difficile de procéder autrement, dès lors que l'on
a constaté, avec de nombreux auteurs, à quel point
le caractère de généralité des croyances
les rend inaccessibles à l'analyse. C'est bien ce que remarque
E. Weil, par exemple, lorsqu'il relève l'extraordinaire
diversité des objets sur lesquels la certitude des hommes
est susceptible de se fixer : "La catégorie de la certitude,
écrit-il, oppose à l'analyse les plus grands obstacles,
précisément parce que l'attitude est la première
à être "compréhensible", c'est-à-dire,
la première de celles qui peuvent être prises par n'importe
qui à n'importe quel moment à l'intérieur de
n'importe quel monde. Aussi les exemples historiques sont-ils innombrables.
Mais au lieu de faciliter l'explication, ils la rendent plus malaisée.
Aucune difficulté pour l'historien ; partout où il
y a des documents humains, il trouve la certitude, certitude d'une
cosmologie, d'une théogonie, d'une magie, d'une religion,
d'un système de valeurs quelconque, à tel point que
la certitude ne l'intéresse pas, puisque ce qui change -
et est ainsi historique - n'est pas la certitude, mais le contenu
de celle-ci." L'infinie variabilité des contenus de
croyance la rend rétive à l'analyse, et, en tout cas,
ne semble relever que d'une enquête anthropologique, menée
par les spécialistes des "sciences de l'homme"
(historiens, théoriciens des idées, sociologues, anthropologues,
ethnologues, etc ) ; encore faut-il prendre conscience qu'à
décliner l'indéfinie prolifération des contenus
de croyance, l'enquêteur n'est guère avancé
pour ce qui concerne l'élucidation du sens de la croyance
comme telle, entendue comme acte d'adhésion intellectuelle,
selon des modalités spécifiques, à un "objet"
(et quel que soit cet" objet"). C'est pourquoi nous nous
livrerons ici à une analyse proprement philosophique et phénoménologique
de la croyance, afin de dégager ce qui constitue la condition
de toute croyance ultérieure constituée. C'est à
décrire l'attitude qui correspond à la catégorie
de croyance que nous pouvons espérer comprendre le sens de
cet acte intellectuel dont la priorité, dans les opérations
de l'esprit, le dispute à l'universalité. Car l'universalité
de l'attitude de la croyance ne fait aucun doute ; comme le note
E. Weil : "La certitude est, à proprement parler,
ce qui forme la vie humaine. L'homme n'agit pas toujours en pensant
(...) , mais il agit toujours suivant une pensée. La forme
sous laquelle cette pensée agit est la certitude." C'est
bien cette certitude qui constitue l'un des aspects essentiels de
la croyance.
En effet, comme on l'a noté, le problème philosophique
de la croyance réside en une véritable "énigme"
, qui tient au statut double de la croyance : la croyance, en effet,
comporte un aspect "subjectif" et un aspect "objectif".
L'aspect subjectif comprend les différents degrés
de certitude accessibles à la conscience : du doute jusqu'à
l'intime conviction, en passant par la conjecture et toutes les
formes de la supposition ou de la supputation ; l'aspect objectif
concerne non plus les degrés de certitude de la conscience,
mais les degrés de réalité s'attachant à
l'objet de la croyance, c'est-à-dire à la chose que
l'on tient pour vraie. Cette échelle varie de la simple possibilité
(le problématique) à la vérité comme
telle, en passant par le probable ou le vraisemblable. L'analyse
de la croyance peut ainsi exiger l'analyse d'une éventuelle
correspondance entre les degrés de certitude (subjective)
et les degrés de réalité (objective) ; ce projet
fut celui de Husserl dans ses Idées directrices pour une
phénoménologie . Il reste que la croyance, considérée
comme affirmation originaire portant sur un énoncé
ou une proposition quelconques, constitue, estime P. Ricoeur,
"une sorte d'énigme ou de paradoxe ; elle joint, en
effet, des traits que l'on peut dire subjectifs, à savoir
tous les degrés de la certitude, et des traits que l'on peut
dire objectifs, à savoir tous les degrés du probable
jusqu'au vrai pur et simple. " Cette collusion de traits subjectif
et objectifs, au sein même du concept de croyance, est indissociable
de la déviation possible, comme confusion du subjectif et
de l'objectif : la croyance ne tend-elle pas constamment à
prendre pour vérité objective ce qui n'est que certitude
subjective ? Comme le note encore P. Ricoeur : " pour le sujet
de la croyance, les degrés de la certitude ne sont pas distingués
de ceux de la vérité, mais (...) les premiers sont
pris pour les seconds. Bref, l'énigme de la croyance, c'est
celle du tenir-pour-vrai."
A ces difficultés, du côté de la conscience
croyante, s'en ajoutent d'autres, qui concernent le rapport objectif
au vrai ; en effet, la dispersion sémantique de la notion
est le reflet d'une opposition de valeurs : on ne saurait se contenter,
dans le projet d'élucidation du sens de la croyance, d'une
analyse gnoséologique, prenant en compte le déploiement
des degrés de la certitude le long desquels oscille la conscience
croyante ; il faut encore examiner cette notion selon la polarité
axiologique qui marque son rapport à la vérité.
Si la croyance est essentiellement "tenir-pour-vrai",
en effet, n'est-elle pas risque de confusion entre le vrai et le
vraisemblable (le "vrai-semblable", ce qui n'est que semblable
au vrai ) ? S'il n'y a croyance que là où l'administration
de la preuve, permettant de démontrer la vérité,
est impossible, la croyance peut-elle échapper au risque
de la confusion ?
Mais la difficulté s'accroît du fait que la multiplicité
de significations du mot croyance semble se distribuer selon des
valeurs contradictoires ; tantôt la croyance peut être
rattachée, ou rapprochée, de termes possédant
une valeur positive, tantôt elle s'assimile à des notions
dont la valeur négative est patente. Ainsi, la parenté
entre croyance et opinion "tire" la croyance du côté
d'une estimation valorielle négative, parce que l'opinion,
depuis la philosophie grecque, est opposée à la science
véritable, au savoir, à l'épistémè
. Par contre, à rapprocher la croyance de la foi, la première
gagne un surplus de sens et de valeur qu'elle hérite de la
seconde. Bref: "le mot croyance souffre de ce tiraillement
entre l'opinion, appréciée négativement dans
un système épistémologique et ontologique qui
la met au bas de l'échelle de valeurs, et la foi, appréciée
positivement dans un système de valeurs de caractère
religieux. "
En vérité, la difficulté à cerner la
teneur de sens de cette notion de croyance augmente encore, si l'on
remarque, avec P. Ricoeur, que le sens de la croyance
est tributaire de ces différents rapprochements notionnels,
et donc de ses fluctuations, au plan sémantique ; en d'autres
termes, la signification de la croyance est condamnée à
suivre les modifications de sens que les notions connexes connaissent
tout au long de l'histoire de la philosophie. La complexité
de la situation vient donc du fait que "dans chacun des deux
systèmes de gravitation, l'opinion et la foi sont susceptibles
de recevoir elles-mêmes des valeurs opposées. L'opinion,
premier synonyme de la croyance, ne s'épuise pas à
signifier le non-savoir, la non-vérité. Il est aussi
l'équivalent du jugement, comme on voit avec le verbe opiner
: opiner, croire, c'est porter un jugement ; or, en tant qu'opération
et activité d'opiner, la croyance-opinion tend à prendre
une signification positive, qui compense l'estimation négative
qui s'attache à la croyance en tant qu'elle est en défaut
par rapport au savoir." C'est la modification du système
philosophique de référence, et servant de contexte
à la notion d'opinion, qui, par un effet en retour sur la
notion de croyance, en modifie substantiellement la signification.
Il en va de même pour le rapport entre croyance et foi : "Inversement,
écrit P. Ricoeur, la croyance-foi n'a pas
dans tous ses emplois une valeur positive ; le croyant sera un superstitieux
aux yeux de l'incroyant ; le gnostique opposera la gnose, qui veut
dire connaissance, à la foi du croyant ; selon la perspective
eschatologique ou mystique elle-même, la foi sera en défaut
par rapport à la vision des derniers temps ou à la
contemplation des bienheureux ; enfin, même dans l'économie
actuelle, la foi du croyant, principalement sous la sollicitation
de la science et de la philosophie, est invitée à
chercher l'intelligence (fides quaerens intellectum ), ce qui signifie
qu'elle ne la comporte pas d'emblée dans ses premières
démarches aveugles."
On voit donc qu'une analyse plus fine des notions d'opinion et de
foi voit ces significations se modifier radicalement, voire se retourner
complètement, selon les champs conceptuels où elles
trouvent successivement place dans l'histoire de la philosophie
: "Ainsi, la croyance-opinion n'a pas qu'une valeur négative,
par défaut de science, et la croyance-foi n'a pas qu'une
valeur positive, en tant qu'adhésion profonde d'un être
à un autre être ; chacune des deux significations majeures
se retourne en quelque sorte contre elle-même, la négative
devenant positive, et inversement."
C'est donc à explorer et analyser en détail cet entrelacs
de significations imbriquées dans la notion de croyance que
nous devons nous attacher dans les pages qui suivent, si nous voulons
espérer identifier le noyau de sens constitutif de cette
notion, et élucider ainsi l'énigme du "tenir-pour-vrai"
en quoi elle consiste.
Philippe Fontaine
|